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Après l'averse

4 avril 2020

# 26

Depuis l’école maternelle, je fais en sorte de documenter ma vie. J’aime me souvenir de ce que j’ai vécu. Avant de savoir écrire, j’illustrais ma vie à travers des dessins ou des collages que je gardais précieusement. A l’école, nous avions chacun un « cahier de vie », dans lequel il fallait représenter ce que nous faisions pendant nos weekends ou lors des vacances. Cela pouvait être la recette d’un gâteau recopiée par un adulte, coller un ticket de métro ou de cinéma, dessiner la liste des courses, peindre la vue depuis la fenêtre, garder la trace d’une partie de cache-cache… J’adorais remplir ce cahier. J’avais autant de plaisir en regardant ce que j’avais fait précédemment qu’en racontant mon programme du weekend. En le feuilletant il y a quelques années, je me suis rendue compte que les seuls weekends avec mon père qui étaient documentés étaient les jours passés chez mes grands-parents. Lorsque j’étais seule avec lui, je ne documentais rien. C’est plutôt logique : comment exprimer ce que j’avais vécu à ses côtés ? Que pouvais-je raconter ? Quelles anecdotes étaient racontables ? Je me souviens de l’autocensure dont je faisais preuve. Je me souviens que je trouvais des excuses auprès de la maîtresse : soit je ne me souvenais pas du weekend (j’avais remarqué que les autres enfants n’avaient pas de mémoire), soit j’avais oublié mon cahier à la maison et je n’avais pas eu le temps avec ma maman de faire mon compte-rendu du weekend passé chez mon père. Ca passait crème, la maîtresse ne se rendait pas compte que je mentais. J’aimais tellement ce cahier que je souhaitais également en faire un pendant les vacances d’été. Je me souviens de mes cahiers de vie imaginés pendant les vacances. Je me souviens dicter à ma mère ce qui, à mes yeux, avait été important dans ma journée. Je lui dictais les phrases. Parfois, elle les reformulait et me demandait si sa correction me convenait, ou si je préférais ma phrase initiale. Cela dépendait des fois. J’avais systématiquement le dernier mot. C’était plutôt normal : il s’agissait de mon cahier, de ma vie, de mes choix. Ma mère n’était qu’un écrivain public retranscrivant les paroles d’une petite illettrée. Je complétais avec des dessins, des feuilles mortes ramassées, des papiers collés, des images découpées. Elle n’émettait aucun jugement de valeur sur mes illustrations, ni sur le choix des anecdotes. Si raconter avoir mangé un steak frites à midi était plus important qu’avoir nagé au lac l’après-midi, ou qu’être allée au musée la veille, alors mon programme de la journée était « J’ai mangé un steak frites », sans que l’omission de la baignade ou du musée cause un quelconque problème. J’étais le cerveau, elle exécutait en écrivant mes idées. Bien sûr, je l’observais tracer les mots avec intérêt. J’essayais de déchiffrer. Comme avec mon cahier de vie d’école, je me réjouissais à chaque fois de le compléter et de le feuilleter ultérieurement. C’était un journal intime avant l’heure. J’avais déjà envie de me souvenir de ma vie, et de garder des traces du temps qui passe.

Avec mon père, c’était différent.

Lui aussi trouvait le concept du cahier de vie intéressant. Il acceptait de m’aider à écrire mes journées. Je me souviens que nous le faisions pendant les vacances, en présence d’autres membres de ma famille, ou bien chez mes grands-parents, au calme, dans le bureau de ma grand-mère. Je n’ai jamais sorti mon cahier chez lui. Lorsque nous étions seulement deux, je n’avais pas la possibilité de l’ennuyer avec mon cahier. Je ne pouvais pas lui demander de m’accorder du temps ou de l’attention. Il était impossible de lui faire retranscrire mes impressions de la journée. La présence d’une tierce personne était nécessaire à ce travail : savoir qu’il y avait mes grands-parents dans les parages me sécurisait et me rassurait. La présence d’un tiers minimisait les risques de crises.

Lorsque je disais à mon père ce qu’il fallait écrire, il me reprenait systématiquement. Cela pouvait être sur le fond comme sur la forme. Mes phrases étaient bancales à ses yeux (c’est fort probable). Mes mots n’étaient pas choisis avec soin. Mes anecdotes n’étaient pas intéressantes (il fallait écrire que nous étions allés à l’église dimanche matin, et non pas que j’avais regardé un dessin animé à l’heure du goûter). J’ignore pour qui ou pourquoi fallait-il rendre ce cahier de vie intéressant, aux yeux de mon père. De qui avait-il peur ? Qui était le censeur ? Qui était en mesure de juger des occupations d’une petite fille allant à l’école maternelle ? Auprès de qui fallait-il se justifier ? De même, mon père commentait mes dessins et mes collages. Ce que je représentais ne trouvait aucune grâce à ses yeux. Il ne considérait pas que mes dessins étaient moches ou mal faits, c’était au-delà de ça. Il remettait en cause ce que je décidais d’illustrer. Le bouquet de fleurs dessiné était à ses yeux moins représentatif de mon weekend ou moins important que le fait d’avoir rendu visite à mes grands-parents. Plutôt qu’avoir dessiné des fleurs, il aurait fallu faire un portrait de famille ou gribouiller l’appartement de mes grands-parents.

Son ingérence me rendait furieuse, mais je restais silencieuse. Je me souviens qu’en tant que petite fille, j’avais parfaitement conscience que mes pouvoirs quotidiens étaient limités. Les seuls sujets où mon pouvoir pouvait s’exprimer étaient les suivants : à travers les jeux, les rêveries et mon cahier de vie. Tous les autres sujets (l’alimentation, le coucher, l’école, l’emploi du temps…) étaient dirigés par les adultes, auprès de qui il fallait être obéissante. J’avais cette conscience-là. J’avais conscience d’être inférieure aux autres en raison de mon âge.

L’ingérence de mon père empiétait sur mon pouvoir. L’ingérence de mon père me ramenait, une fois encore, à ma condition d’enfant. Avec ma mère, j’étais actrice. Elle me demandait si j’étais d’accord ou non avec ses suggestions de phrases à modifier. C’était moi la chef, c’était moi qui décidais si sa proposition me convenait ou non. Elle n’imposait aucune correction, elle suggérait des alternatives. Avec mon père, j’étais une victime : même mon cahier de vie devait lui être obéissant. Mon cahier de vie appartenait à mon père, puisqu’il imposait ses directives sans jamais me demander mon avis. Je lui dictais des phrases, il écrivait d’autres choses sans m’en informer. Parfois, lorsque je demandais à ma mère de me lire les anecdotes passées, je réalisais que mon père n’en avait fait qu’à sa tête : ce que j’avais dicté n’avait rien à voir avec ce qui était écrit dans mon cahier de vie. Savoir qu’il modifiait en douce les souvenirs que je voulais conserver dans mon cahier de vie me rendait folle. Mon père décidait lui-même ce qui était digne d’être remémoré, au sein de ma propre vie.

Je ne comprenais pas qu’il puisse émettre un avis sur ce qui était constitutif de mes journées et de ma réalité. Il ne me proposait jamais son avis personnel, pouvant être modifié (exactement comme ma mère le faisait), il m’imposait ce qu’il fallait écrire ou dessiner. Si mon dessin était déjà réalisé, il me disait que je n’aurais pas dû faire ça. Il y avait une notion de devoir et d’obéissance dans les choses à raconter et à représenter. Mon père voulait rentrer dans ma tête et m’imposer sa propre réalité. Parfois, je pleurais. Je pleurais car il écrivait des choses qui ne m’intéressaient pas, qui ne faisaient pas sens à mes yeux. Je pleurais quand il écrivait ses propres phrases, ses propres histoires, son propre ressenti dans mon cahier. Je ne supportais pas qu’il ait cette toute puissance : il savait écrire, moi non. Il ne respectait pas mes choix. Il ne comprenait pas son rôle : être écrivain public, rien de plus, rien de moins. Il ne comprenait pas que je décidais ce qu’il fallait écrire dans mon cahier, malgré mon incapacité à écrire, en raison de mon âge. Il ne comprenait que c’était à moi de décider ce qui était intéressant et racontable, et ce qui ne l’était pas. Ce n’était même pas une question de ne pas vouloir dire à la maîtresse que j’allais à l’église, ou que sais-je, c’était juste une question de contrôle. J’avais cinq ans, j’étais dirigée par des adultes qui, vraisemblablement, n’étaient pas capables de prendre soin de moi, j’attendais de ce cahier de vie qu’il soit un espace de liberté où je puisse faire à ma guise ce dont j’avais envie.

La censure paternelle, sa remise en doute de mes propres choix, son avis qui n’avait jamais été demandé par moi n’avaient pas lieu d’être.

Je me souviens de crises de colère et de larmes car il écrivait des choses que je ne voulais pas. Je me souviens avoir déchiré des pages entières de mes cahiers de vie, car je n’étais pas d’accord avec le fait que mon père décide à ma place ce qu’il fallait écrire à propos de mon existence.

Il n’a jamais compris la finalité de cet exercice.

Il n’a jamais compris qu’au fond, on s’en contrefout sévère de savoir si on est allé se promener en forêt afin de voir les empreintes des animaux ou si on a fait un gâteau au yaourt avec sa voisine. Ce qui comptait, dans ce travail, c’était ce que l’enfant considérait comme étant important. Ce qui comptait, c’était ce que l’enfant choisissait de raconter. A partir du moment où il s’agissait d’une tierce personne qui documentait la vie de l’enfant, et non l’enfant lui-même, l’exercice n’avait plus aucune utilité.

L’ingérence de mon père me rendait furieuse. Je détestais compléter mon cahier de vie avec lui. Il donnait systématiquement son grain de sel. Il n’avait pas compris que je ne lui avais rien demandé. Il ne savait pas rester à sa place d’écrivain public. Il n’avait pas compris qu’il empiétait sur mon espace personnel. Son grain de sel me faisait suffoquer. Il avait de l’emprise sur moi, même à travers mes cahiers de vie. Il était tout puissant : c’était Papa qui décidait ce qui était digne ou indigne d’être raconté, digne ou indigne d’être dessiné, collé ou colorié.

 

Je n’ai jamais eu la présence d’esprit de lui dire : « Laisse-moi tranquille, si tu n’es pas content tu n’as qu’à faire ton propre cahier de vie. »

Une fois encore, j’avais l’impression que mon père considérait les enfants comme étant des petits animaux habillés, mais dénués de conscience. J’étais le petit animal habillé de mon père.

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23 mars 2020

# 25

Les premiers jours du confinement, tout était plus ou moins normal. J’avais plus de temps et d’ennui à l’intérieur de ma vie, mais, mise à part les ajustements obligatoires liés au confinement, rien n’avait vraiment changé.

Un soir, une nuit, alors que j’étais en train de lire mon livre du moment, j’ai tourné la tête vers lui en lui disant « Tu sais, je crois que mon père pourrait mourir du coronavirus. C’est une possibilité. »

J’ai repensé à ta mort espérée durant de si longues années. J’ai repensé au soulagement que m’aurait procuré ta disparition. Je me souviens avec précision de ces nuits passées à prier pour que tu disparaisses, et de ces matins dans ton appartement où je réalisais que mon vœu n’était pas exaucé, du moins pas pour le moment.

J’ai repensé à tous ces moments où, du haut de ma taille de petite fille d’école primaire, j’invoquais le ciel pour que mon désespoir s’en aille avec toi. J’ai repensé à tes chantages au suicide. J’ai repensé à moi te répondant pendant les grandes vacances que si tu meures, au moins on sera tranquille. A partir de ce moment-là, tu as évité de me parler de tes idées suicidaires. Je crois que tu as compris que ce n’était plus la peine de me faire chier. Je pense que tu avais dû voir que du haut de mon mètre trente-cinq, il y en avait sous le capot. Je ne connais pas d’autres enfants ayant répondu à leur parent « c’est d’accord, suicide-toi et arrête de me casser les pieds ». Peut-être est-ce parce que je ne connais pas d’autres enfants ayant été victimes de chantage au suicide. Comme le disait mon grand-père dans mes rêves : « Celui qui compte me faire chier n’est pas encore né. »

Le coronavirus m’a fait pensé à toi à plusieurs reprises, alors que ton existence ne faisait plus partie de mon quotidien depuis longtemps. Je ne te nie pas, je ne te renie pas, je ne t’oublie pas, mais je te mets de côté. Tu es mis de côté dans ma vie, mais le coronavirus t’a remis sur le devant de la scène de mes pensées. Je ne pense pas à toi sans cesse. Simplement, tu es dans un petit coin de ma tête. Ce petit coin avait été abandonné et dépoussiéré depuis quelques temps. Je ne sais pas si l’on peut dire que je m’inquiète pour toi. J’ignore si le verbe s’inquiéter est recevable dans cette situation. Je dirai plutôt : « je me questionne pour toi ».

Je me questionne pour toi en cette période de confinement.

Le soir, je prie pour ceux que j’aime, ceux qui font partie de ma vie, de près ou de loin. Les réguliers, les quotidiens, comme les lointains. Je prie pour que le confinement ne leur soit pas trop difficile. Et bien évidemment, je prie pour que rien de grave ne leur arrive. Je me figure chaque visage, je pense à chaque prénom. Je visualise mentalement toutes ces personnes qui sont dans ma vie.

Hier soir, j’ai prié pour toi.

J’ai prié en disant dans ma tête : « Je ne l’aime pas, mais le fait que je l’aime ou non n’est pas très important dans la situation actuelle. Protégez-le, même si je ne l’aime pas. Protégez l’homme qui est mon père. »

Ce n’est pas parce que je ne t’aime pas que je ne pense pas à toi.

J’essaie de ne pas m’inquiéter pas pour toi, car, comme me disait ma psy « Vous n’êtes pas un hôpital. »

Je me questionne pour toi, et je prierai sans doute ce soir, en voyant ton visage lorsque mes yeux seront fermés.

Je ne t’aime pas, mais que Dieu (ou qui que ce soit d’autre) te garde.

Je pense à celle que j’étais dont le rêve le plus secret était que tu clamses au plus vite. Je pense à cette petite fille et je lui dis « Je sais ce que tu ressens. Je comprends ce que tu ressens. Tu as raison de vouloir sa mort. Tu as raison de vouloir en être débarrassée. Tu as raison de souhaiter que tes souffrances cessent. C’est normal. C’est sain. C’est bien. Maintenant, les choses ont changé. Je ne renie pas ce que tu souhaites. J’ai évolué. La situation a évolué. Je serai sans aucun doute soulagée de sa mort. Je serai peut-être même heureuse. Mais j’ai tout de même une forme d’inquiétude à ce propos. L’âme humaine fait que plusieurs émotions peuvent coexister. Mon âme sera sans doute soulagée de sa mort, mais, pour autant, je ne la souhaite plus de toutes mes forces. La rage, le silence et le désespoir nous ont quittées. On est guéries. »

2 février 2020

# 24

A chaque fois que je suis en train de mettre des boucles d’oreilles, je pense à mon père. Ou, plus exactement, je pense à ma visite avec lui au château de Chantilly.

C’était un jour où il allait bien, un jour où il avait suffisamment de force pour sortir de son lit et pour faire une activité avec moi. Nous sommes allés visiter le château de Chantilly. Je n’arrive plus à me souvenir si nous y étions allés en voiture ou en train (je suppose en voiture). Je me souviens qu’il ne s’agissait pas de la première fois que j’allais voir ce musée, mais je me réjouissais de cette excursion. Lorsque mon père était en forme, lorsqu’il me proposait une balade, une visite, une séance de cinéma, j’étais systématiquement d’humeur mitigée. J’étais à la fois heureuse de faire quelque chose avec lui, de le voir assez en forme pour pouvoir s’occuper de moi et faire quelque chose sortant de l’ordinaire. En même temps, j’avais très peur. J’observais la crise à venir. Parfois, mon père restait tout à fait normal, ses démons ne l’engluaient pas. Il se comportait plus ou moins normalement avec les autres et moi. Il restait tout de même excessif, « exalté » comme il le disait lui-même, mais il pouvait tout à fait ne pas me faire de mal, ne pas me faire peur. D’autres fois, mon père pouvait vriller d’un coup, à cause d’un détail insignifiant (une conversation entendue dans la rue, un regard de travers, un malentendu, un chauffard qui grille un feu rouge, un piéton qui traverse comme un cochon, un serveur mal luné, une boulangère amère…). Il y avait toujours cette possibilité de crise, cette épée de Damoclès au-dessus de ma tête. Je n’étais jamais sereine. Paradoxalement, j’étais encore plus inquiète lorsque mon père allait bien : en le voyant se comporter plus ou moins normalement, j’ignorais à quel moment pouvait survenir sa fureur. Lorsqu’il était en colère, à l’inverse, je savais à quoi m’en tenir. Il était encore plus effrayant pour moi d’imaginer sa fureur que de la subir. Quand j’imaginais, quand je prévoyais les colères de mon père, je ne savais pas ce qui pouvait avoir lieu. A l’inverse, pendant ses crises, je n’avais pas le temps de penser. La seule chose à faire était de ne pas le rendre encore plus hors de contrôle.

Au château de Chantilly, mon père allait bien. Mon père allait tellement rarement bien que je me souviens de chaque moment passé avec lui alors qu’il se sentait bien.

Au château de Chantilly donc, mon père allait bien, ce qui est suffisamment rare pour être souligné au stabilo fluo.

J’avais les oreilles percées depuis quelques temps. J’ai eu mes premières boucles d’oreilles en CE2. Je pense avoir visité le château de Chantilly avec lui en CE2 ou CM1, mais, là encore, ma mémoire me fait défaut.

Je me souviens être en train de triturer nerveusement mes boucles d’oreilles en arpentant les salles. C’était l’époque où je commençais à ne plus parler à mon père. Je lui parlais de moins en moins pour deux raisons : d’une part, je voulais me protéger, et j’avais compris que plus je restais silencieuse, moins j’avais de chance de le rendre furieux. D’autre part, je commençais déjà à le mépriser, à ressentir de la honte, de la pitié, du dégoût et de la colère envers lui. A cause de ces émotions négatives, je n’avais aucune envie d’établir un dialogue avec lui. Je voulais juste être tranquille. Le silence nous tranquillisait tous les deux. Parfois, il me reprochait (à juste titre) de ne pas lui adresser la parole pendant des heures entières. Je n’avais aucune explication rationnelle à lui donner. Je ne pouvais décemment pas lui dire « Je ne te parle pas car j’ai honte de toi » ou « Je t’évite car j’ai peur de tes hurlements ». Alors c’était le silence.

Mes sentiments étaient complexes, au même titre que notre relation. Je ne voulais pas lui parler, je n’aimais pas passer du temps avec lui, mais je me réjouissais lorsqu’il m’accordait de l’importance, lorsqu’il était heureux de passer du temps avec moi. J’étais heureuse de le voir heureux.

Cette visite au château de Chantilly a pris une tournure douce-amère.

Je me triturais les oreilles en arpentant les salles. Je jouais avec les fermoirs de mes boucles d’oreilles. J’enlevais, je remettais, j’enlevais, je remettais, j’enlevais, je remettais mes fermoirs.

Bien sûr, à un moment donné, j’en ai perdu un.

Je me souviens être restée immobile, pétrifiée entre deux tableaux. J’avais perdu un fermoir de boucle d’oreille dans une superficie bien trop grande pour espérer le retrouver. Et, en cadeau bonus, mon père cocotte-minute était à mes côtés. Je n’ai rien voulu dire pour éviter une potentielle crise. J’avais envie de pleurer. J’avais peur de me faire gronder par lui et/ou par ma mère, j’étais triste d’avoir perdu l’un des deux fermoirs de mes boucles d’oreilles, j’étais furieuse contre moi-même de cette perte, je me trouvais profondément débile d’avoir trituré mes oreilles sans penser un seul instant que je pouvais perdre le petit papillon doré.

Mon père a vu que quelque chose n’allait pas. Je ne regardais plus les murs mais le sol. Je faisais demi-tour en croyant être discrète, pour essayer de retrouver ce fichu fermoir. Je connaissais parfaitement l’expression « chercher une aiguille dans une botte de foin ». L’aiguille, c’était le fermoir, la botte de foin, le musée.

Il m’a demandé ce qu’il se passait. Je n’arrive plus à savoir si je me suis mise à pleurer ou si j’ai réussi à me contenir. Je me souviens lui expliquer la situation en étant terrorisée à l’idée qu’il m’humilie en public. J’avais déjà prévu dans ma tête son engueulade aux yeux injectés de sang. Lorsque j’avais peur de lui et que je devais lui parler, je baissais la tête, je regardais mes pieds et un filet de voix inaudible sortait de ma bouche. Je me ratatinais d’avance, pour me prémunir de ses cris.

J’ai murmuré avoir perdu l’un des papillons dorés qui bloquent les boucles d’oreilles.

Il m’a regardée.

Je ne sais plus ce qu’il m’a dit, mais il n’a pas été méchant.

Il m’a dit en substance que ce n’était pas grave, que ça pouvait arriver de perdre des choses. Il m’a rassurée en me disant que le principal était de ne pas avoir perdu la boucle elle-même, que les fermoirs peuvent se remplacer. Il m’a demandé d’éviter de triturer mes oreilles (je n’arrive plus à savoir si je le faisais encore sous le coup de la panique, ou si j’avais arrêté).

Il n’a fait aucune crise. Il a été gentil. Il a compris la situation. Il a tenté de me consoler.

J’étais très triste d’avoir perdu mon fermoir. J’étais soulagée, heureuse et sous le choc que mon père soit gentil et ne fasse ni commentaire désobligeant, ni gros yeux, ni soupir, ni hurlement, ni visage défiguré.

Je passais mon temps à me dire « Papa ne me gronde pas alors que j’ai fait une bêtise en jouant avec mes boucles d’oreilles ».

Arrivés chez lui, il m’a demandé de retirer mes boucles d’oreilles, pour les mettre dans une enveloppe afin de ne rien perdre. J’étais très surprise (positivement surprise) qu’il prenne cette initiative : Papa était capable de prendre une décision pour m’aider et prendre soin de mes affaires.

Papa était capable de prendre soin de moi et de m’empêcher de jouer une nouvelle fois avec mes boucles d’oreilles, pour éviter tout nouveau drame. Papa était capable de savoir ce qui était bon pour moi. Papa était capable d’être comme les autres grandes personnes.

 

J’ai pleuré en retrouvant ma mère, toujours à cause de ma boucle d’oreille perdue, mais aussi, je crois, car Papa n’avait pas été méchant avec moi. J’ai pleuré autant de tristesse que de soulagement. Maman m’a dit comme Papa : ce n’est pas grave de perdre un fermoir. Ça arrive à tout le monde. Ça se remplace. Ce n’est pas grave. C’est juste un fermoir. Ce n’est rien du tout. Ce n’est pas la peine de se mettre dans cet état-là pour le fermoir d’une boucle d’oreille. Un fermoir de boucle d’oreille ne mérite pas qu’une petite fille se mette à pleurer.

L’enveloppe a été remise à ma mère. Elle contenait comme prévu deux boucles d’oreilles et un seul fermoir.

Chaque fois que je suis en train de mettre des boucles d’oreilles, je pense à mon père. Je pense au château de Chantilly et à la bienveillance qu’il a eue envers moi.

Je pense au fait qu’il est profondément anormal d’avoir été soulagée de voir mon père se comporter normalement.

Il est anormal, pour une petite fille de moins de 10 ans, d’être soulagée que Papa soit normal.

Il est anormal de relever la normalité de Papa.

Il est anormal d’être surprise que Papa soit parfois normal.

Parfois, Papa était normal. Mais c’était suffisamment anormal pour rentrer dans les annales.

Je suis retournée quelques fois à Chantilly. J’ai systématiquement pensé à ce fermoir perdu et à mon père anormalement normal.

J’ai acheté une paire de boucles d’oreilles la semaine dernière. J’ai bien évidemment pensé à mon père.

14 novembre 2019

# 23

Papa, ça m’attriste d’en prendre conscience et de le verbaliser, mais je ne crois pas avoir de souvenirs heureux avec toi. Bien sûr, tu n’as pas systématiquement fait des crises en étant avec moi. Tu n’as pas toujours pleuré ou hurlé à chaque entrevue. Tu n’as pas à chaque fois proféré des insultes à mon encontre. Pourtant, quand je farfouille dans les tréfonds de ma mémoire, je n’arrive pas à me souvenir d’un moment heureux partagé avec toi. Je n’étais pas insouciante. Je n’étais pas heureuse. J’étais perpétuellement aux aguets, sur le qui-vive. Je redoutais ta crise, tes larmes, tes hurlements, ton abattement. Je te redoutais. Je guettais, j’attendais le moment où tu allais vriller. Je me méfiais de l’eau qui dort. L’insouciance ressentie par les enfants n’existait pas en ta présence. L’insouciance, c’était avec Maman et les soucis, avec Papa.

J’ai toujours eu peur pour toi, de toi ou avec toi lorsque nous étions ensemble.

Parfois, j’attendais inutilement. Parfois, tu arrivais à te comporter correctement avec moi. Tu n’étais pas le papa idéal, mais tu tentais tant bien que mal de faire le job. Tu ne sais pas à quel point j’étais pétrifiée. Tu ne sais pas à quel point j’attendais que le monstre tapi dans l’ombre se dresse devant moi, la gueule tordue de douleur, les babines fumantes d’écume. Parfois j’attendais un monstre qui ne se manifestait pas. J’échafaudais des parades pour m’en sortir, je m’isolais dans un monde imaginaire pour me sauver. Côté pile : j’avais raison, cela m’aidait et me faisait gagner du temps. Côté face : aucune crise ne se produisait, alors je me tordais les boyaux pour rien. Il y a eu beaucoup de « pour rien » entre nous.

Lorsque tu t’occupais de moi, lorsque tu n’oubliais pas de me préparer à manger, lorsque tu me parlais, lorsque tu me racontais des histoires drôles, lorsqu’on jouait aux yams ou au baccalauréat, lorsqu’on se promenait dans la forêt, lorsque tu m’emmenais à la piscine, lorsqu’on déjeunait ensemble au restaurant chinois, j’avais quand même mal au ventre ou à la tête à cause de ton monstre.

Je crois que je vais même t’avouer quelque chose d’encore plus triste : je ne comprenais pas très bien quand tu ne faisais pas de crises. J’étais perplexe. Je n’arrivais pas à me faire à l’idée que tu puisses avoir un comportement plus ou moins proche de la normalité.

Papa, être à tes côtés me donnait systématiquement mal au ventre ou à la tête.

Papa, aujourd’hui encore, quand je pense à toi, j’ai mal au ventre ou à la tête. Quand je te vois, j’ai des nausées, les mains trempées de transpiration et une barre au niveau du front. Quand je te vois, j’ai une trousse à pharmacie dans mon sac à main, mais c’est inefficace contre la douleur ressentie.

C'est pour ça que nous ne nous voyons plus. J'ai passé l'âge d'avoir peur de quelqu'un. J'ai passé l'âge des emmerdements maximum.

Hier, j’y repensais en déjeunant avec lui. Je lui ai dit entre deux bouchées de poulet au curry vert :

« Je n’ai pas de souvenirs heureux vécus avec mon père. Le bonheur n’existait pas avec lui. J’étais toujours aux aguets face à d’éventuels signes précurseurs de crise. J’étais toujours en alerte. Mon père, c'est comme les mecs dans la salle de contrôle de Tchernobyl : tu comprends pas ce qu'il se passe, mais tu comprends que c'est un putain de truc de ouf, un bordel avec un B majuscule. Tu comprends qu'il faut gérer l'ingérable, sauf que tu sais pas comment gérer. C'est exactement ça : mon père, c'est Tchernobyl. »

Il a répondu  : « Je sais. Je comprends. Je suis désolé. »

16 septembre 2019

# 22

Dans ma famille, la religion, c’est sacré. Il y a deux camps : ceux qui croient dans leur coin et qui n’emmerdent pas les autres (peu importe que « les autres » soient croyants ou non, pratiquants ou non, athées ou non, ou croient en un autre dieu que le leur) et puis ceux, bien sûr, bien sûr, qui sont des grenouilles de bénitier.

Evidemment, je me sens plus proche du premier camp que du second. Les grenouilles de bénitier m’ont toujours emmerdée et, sans doute à cause de leur rigidité et de leur conservatisme, je ne ressens aucun lien qui puisse m’unir à eux. Nous sommes de la même famille mais nous nous ignorons profondément. Nous n’avons aucune attache émotionnelle. Quand nous nous voyons, on discute de la pluie et du beau temps, on se passe le sel, mais on évite de parler de tout le reste. Le reste induisant par exemple : vivre en couple sans être marié (sacrilège), être favorable à l’avortement (quelle horreur) ou encore manger au Mcdo en période de Carême (enfer et damnation). « Quand nous nous voyons », ça remonte à une éternité. Je devrai même dire : quand nous nous voyions.

Heureusement pour moi, il y a plus de « ceux qui croient dans leur coin » que de « grenouilles de bénitier » parmi les membres de ma famille. Simplement, la connerie (monumentale) de l’équipe des grenouilles de bénitier vaut un mot compte triple dans le Grand Scrabble Familial, vis-à-vis de tous les autres.

J’ai toujours été intéressée par la religion. Je ne peux pas dire passionnée, mais intéressée. Je crois que je peux même dire que la religion fait partie de ma vie. J’ai été baptisée alors que j’étais bébé. C’était déjà la guerre entre mes parents (ils étaient encore ensemble) : mon père est de confession catholique, ma mère de confession orthodoxe. Elle a été d’accord pour céder sur le fait que je ne porte pas de prénom russe (il faut savoir qu’il y a une grande importance devant l’Eternel accordée aux prénoms russes du type Boris ou Natacha au sein de la communauté orthodoxe en France, sans doute en hommage à la diaspora des années 1920 – oui, c’était il y a un siècle, non, ce n’est pas si vieux que ça. Ou bien, a contrario, des personnes portant des prénoms internationaux, dont la version russe prévaut à l’oral, bien que les cartes d’identité soient françaises. Exemple : une dénommée Catherine sera systématiquement appelée Katia, une Anne, Anna, un Paul, Pacha, etc.). Pour ma mère, il était absolument hors de question que je sois une chrétienne catholique. Elle a été intransigeante là-dessus. Je ne sais pas s’ils ont dû parlementer et s’il a bien voulu céder ou si c’était couru d’avance qu’elle gagnerait ce round-là. Je pense qu’en pesant moins de 100 grammes à l’intérieur de son bide, elle devait déjà savoir que je serais élevée dans la foi russe, quoi qu’en dise mon père. Cela a plus ou moins emmerdé l’entourage de mon père (autres grandes grenouilles de bénitiers devant l’Eternel, mais catholiques cette fois – j’en parlerai une prochaine fois), mais c’était comme ça et puis c’est tout.

Chez les personnes d’origine russe, la foi est intrinsèquement liée à la politique. Lorsque l’URSS existait encore, lorsqu’il était interdit de prier, lorsque les prêtres étaient envoyés au goulag (au mieux) ou descendus d’une balle dans la nuque au fond d’une cave (au pire), lorsque les églises étaient désacralisées pour être transformées en usines, en entrepôts ou en déchetteries, en tout et n’importe quoi, lorsqu’on détruisait les icônes en marchant dessus ou en les foutant au feu, il y avait des gens, d’un nombre non quantifiable, qui se rebellaient. Discrètement. Tout était toujours discret.

Il y avait des gens qui se réunissaient discretos en petits groupes, qui risquaient leur vie en priant dans la cuisine d’un appartement communautaire. On m’a raconté des histoires comme ça. On m’a raconté des histoires d’appartements mis sur écoute. On m’a raconté des histoires de téléphone débranché, de musique ou de radio avec le volume mis à fond la caisse, de cinq ou six personnes planquées dans la cuisine, récitant en loucedé un Notre Père ou un Credo.

Il y avait d’autres gens, des gens qui vivaient en Europe de l’Ouest, qui venaient en aide à ces petits groupes. Il s’agissait d’une aide discrète, extrêmement bien organisée, extrêmement bien rôdée, qui se manifestait de plusieurs manières. Il pouvait s’agir par exemple de croiser par inadvertance un inconnu dans un parc, dont un signalement sommaire avait été fourni au préalable, lui dire des phrases à la con telle que « J’ai appris que votre petite sœur avait une bronchite, j’espère qu’elle sera bientôt guérie ». Il y avait l’obligation formelle de se souvenir de la réponse donnée, qui pouvait être par exemple « Oui, elle va mieux, la température a chuté cette nuit, je vous remercie, la voisine nous a conseillé de lui donner un bain d’eau glacée et ça a marché ». Cela pouvait aussi se manifester par des documents transmis ou, au contraire, récupérés puis envoyés jusqu’en Europe. Ou encore, par des objets de la vie quotidienne donnés. Quand mon grand-père allait en URSS (un jour, je parlerai de mon grand-père), il disait systématiquement à ma grand-mère, avant de quitter la France : « Si je ne t’appelle pas tel jour, telle heure, c’est que j’ai un problème, tu préviens l’ambassade immédiatement. » L’ambassade n’a jamais été prévenue. Les appels ont toujours été passés. Les problèmes n’ont jamais eu lieu. Il y avait aussi des personnes qui distribuaient des Bibles imprimées en format riquiqui. En posséder était strictement interdit. Ma mère et ma tante, lorsqu’elles étaient fraîchement majeures, partaient en vacances en URSS avec des Bibles dans leurs valises, afin de les distribuer partout. Elles me racontaient voyager en bouffant des anxiolytiques comme des chewing-gums, passer la douane en serrant les fesses et les dents pour ne pas être contrôlées tout en étant un peu stones (le but des anxiolytiques étant de pouvoir affronter le passage de ladite frontière le plus sereinement possible), prier pour que les valises ne soient pas ouvertes et avoir une seule et même réponse (toute faite) à donner en cas de mauvaise rencontre : « Ce sont mes Bibles personnelles. J’en ai besoin tout le temps avec moi. J’ai ma Bible à ranger dans la cuisine, ma Bible pour la salle de bain, ma Bible pour les toilettes, ma Bible pour le salon, ma Bible pour ma chambre, ma Bible pour l’entrée, ma Bible pour mon sac à main et ma Bible pour ma valise (parle à mon cul, ma tête est malade) »

Ma mère ne refourguait que des Bibles et des produits de première nécessité a priori sans danger, comme par exemple des serviettes hygiéniques ou des collants, en raison de la pénurie. Les magasins étaient vides. Il faut s’imaginer des magasins vides. Il faut s’imaginer acheter la seule chose disponible dans le magasin, qui pouvait être aussi bien 4 kilos de papier toilette que 12 tournevis. Il faut s’imaginer échanger les 12 tournevis contre des litres de lait. Il faut s’imaginer payer, penser et quantifier les choses non pas avec de la monnaie sonnante et trébuchante, mais avec ce qu’on avait en stock sous le coude. Il faut s’imaginer que le marché noir, ce n’était pas une histoire de gros vilains pas beau magouilleurs comme l’inconscient collectif français se l’imagine en raison de la Deuxième Guerre mondiale, mais une chose inévitable. D’où ma mère qui rapportait des serviettes hygiéniques et des collants français, pour les distribuer gracieusement. Elle a, d’une certaine manière, participé au marché noir. Sans rien demander en échange. Ma tante, elle, était un peu plus ouf, elle faisait passer, en plus des Bibles, des livres interdits par la censure, qui dynamitaient le système soviétique, promouvaient la liberté de la presse, la liberté d’expression, la liberté de culte, la liberté de vivre, la liberté d’emmerder le monde. Ma mère n’a jamais été emmerdée. Ma tante, si. Mon grand-père, lui, jouait carrément dans une autre cour. Moins on en savait sur lui, mieux on se portait. Il ne se vantait pas. Il ne rentrait pas dans les détails. Seules les grandes lignes sont connues. Il n’a laissé aucune trace à sa mort. Tout a disparu, nul ne sait par qui.

Je leur ai toujours dit l’admiration sans borne que je leur voue. Je leur ai toujours dit à quel point je les trouve incroyables. Folles. Inconscientes. Tarées. Courageuses. Héroïques.

Elles m’ont toujours répondu sans se concerter (car je n’avais jamais ces conversations avec elles deux en même temps, mais, bien au contraire, en seule à seule) que ce qu’elles ont fait pendant leur jeunesse était normal et que ce n’était pas courageux mais ordinaire et commun pour n’importe quel Français d’origine russe se rendant en URSS à cette époque. A les entendre, toute la communauté russe de France qui séjournait en Union Soviétique faisait ce même business. Elles m’ont expliqué que ces actions étaient motivées par leur foi. Que quand on croit en Dieu, on a les boules qu’un lointain cousin ou qu’un pote de pote de pote de pote de pote vivant en URSS et croyant lui aussi en Dieu ne puisse le faire en tout bien tout honneur, mais soit, au contraire, obligé de se faire à l’idée de se faire bouffer tout cru à cause d’un pauvre petit signe de croix fait en cachette. Elles m’ont aussi expliqué qu’au-delà de la foi, c’était une question de principe. Que, quand on se rend dans une dictature pour aller passer les vacances chez sa grande tante, la moindre des choses est de rendre la vie plus douce. Et donc, d’aider.

En France, le dimanche matin, dans toutes les églises orthodoxes, l’une des prières récitées dit en substance (je ne me souviens pas précisément de la formulation, je n’ai pas mis les pieds dans une église depuis des années) : « Prions pour ceux qui ne peuvent pas prier. »

Ils priaient pour ceux qui ne pouvaient pas prier. Ils passaient des Bibles, ils rencontraient des gens, ils donnaient des infos, ils récupéraient d’autres infos, ils distribuaient des tracts, ils planquaient des trucs pour ceux qui ne pouvaient pas prier. La politique et la religion étaient intrinsèquement liées. Certains dissidents soviétiques luttaient en secret contre le pouvoir en puisant leur courage dans la foi. La foi les galvanisait. Les mecs qui venaient d’Occident essayaient de les aider du mieux qu’ils pouvaient, à la hauteur de leurs moyens. Des serviettes hygiéniques, des papiers échangés, des mots répétés. Rien d’extraordinaire.

J’ai été élevée avec toutes ces histoires, avec tout ce bagage politico-religieux. Quand je leur disais les admirer, quand je leur demandais comment elles faisaient, quand je leur disais ne pas pouvoir être capable de faire de telles choses en admettant que je sois, un jour, amenée à faire de telles choses, en raison d’un éventuel revirement géopolitique qui, je l’espère, n’aura jamais lieu, elles me répondaient systématiquement : « Si tu étais née à notre époque, tu aurais fait exactement comme nous. Tu ferras la même chose si, par malheur, des situations similaires se reproduisent. Tu peux le faire. Tout le monde peut le faire. Ce n’est pas de l’héroïsme. C’est juste aider les gens. C’est juste aider ceux qui ne peuvent pas prier. C’est juste une question de principes. Tu es une personne ayant beaucoup de principes. »

Un jour, un jour de sa jeunesse, ma tante était restée bloquée plusieurs heures (trois heures ? quatre heures ? six heures ?) à l’aéroport, car on avait chopé des trucs dans ses affaires. Je n’ai jamais eu les détails. Elle m’a raconté que « ce n’était pas si grave que ça ». Elle m’expliquait qu’il ne pouvait rien lui arriver car, étant Française, elle était protégée. Elle m’a expliqué le pouvoir et la force qui émanent d’un bout de papier. Elle m’a appris la sécurité engendrée par la possession d’un passeport français. Elle n’était pas un poisson suffisamment gros pour avoir des ennuis apocalyptiques. Une étudiante ne vaut pas la peine de causer un incident diplomatique entre l’URSS et la France. Une étudiante, c’est une petite crotte de rien du tout. C’est une goutte d’eau dans l’océan. Même si elle a de la merde dans sa valise, aux yeux du système soviétique.

Elles n’avaient pas connaissance de la signification des messages qu’elles transmettaient et qu’elles recevaient. Elles ne comprenaient pas ce que cela signifiait. Elles répétaient juste. Elles étaient juste une courroie de transmission. Mon grand-père, lui, c’était une autre paire de manches, c’était un caïd de l’Occident, une racaille capitaliste, une ordure à la solde de l’impérialisme. Lui, il aurait pu avoir des ennuis plus conséquents. Mais, encore une fois, rien de grave ne s’est produit. La pire chose que j’aie entendue est qu’il se faisait suivre en URSS depuis la rue jusque dans l’ascenseur et que c’était une intimidation intimidante (grosse ambiance pour aller acheter le pain et rentrer dans l’appart au cinquième étage, en étant suivi tout du long par un mec patibulaire) et qu’il craignait également être sur écoute. C’est tout.

Toute cette atmosphère, toutes ces histoires, tout cet engagement, je ne l’ai bien évidemment jamais vécu. Néanmoins, d’une certaine manière, ça fait partie de ma vie. Ce sont des choses entendues depuis toujours. Ce ne sont pas des secrets. Ce sont des événements qui sont enregistrés dans un coin de ma tête et qui me servent de modèle. Contrairement à ce que me disent ma mère et ma tante, je ne sais pas si j’aurais été capable d’être comme elles. Mais je garde ça dans un coin de ma tête. Je garde dans un coin de ma tête le fait que rencontrer quelqu’un dans la rue qui ait une casquette bleue marine, lui demander s’il a réussi à trouver un kilo de farine au magasin du coin et l’entendre répondre « Non, mais j’ai du lait à la maison », peut, à une toute petite échelle, participer à l’implosion d’un système dans lequel on ne croit pas, et, surtout, peut permettre de venir en aide à quelqu’un. Reconnaître un mec en raison de ses fringues peut aider quelqu’un d’autre à s’en sortir pour une raison X ou Y. C’est l’effet papillon. Ce n’est rien d’autre que ça.

Quand j’étais petite, quand j’étais ado, quand j’étais jeune, quand j’étais maintenant, je me posais beaucoup de questions sur la foi, la religion, la spiritualité, Dieu. Je me souviens poser une multitude de questions à ma mère. Parfois elle me répondait, d’autres fois, elle me disait être incapable de répondre à ma question. Nous allions régulièrement (tous les dimanches ? je n’arrive plus à savoir précisément) à l’église et, quand je lui posais une colle, elle m’encourageait à poser la question à notre prêtre, à la fin de l’office religieux. Parfois, le prêtre (que j’aimais d’ailleurs beaucoup) me répondait précisément. D’autres fois, il m’expliquait d’un air bien embêté : « Je ne sais pas comment te répondre. Je ne sais pas comment formuler ma réponse car tu es encore une petite fille. Plus tard, quand tu seras grande, si tu continueras de t’intéresser à ces questions, tu pourras lire des livres de théologie ou suivre des cours pour adultes. Il existe un institut de théologie à Paris. On peut y aller, même si on ne veut pas être prêtre. La théologie, c’est l’étude de la religion. Je n’ai pas de réponse à te donner maintenant, mais j’espère que tu trouveras tes réponses. »

En vrac, il s’agissait de trucs du genre :

Peut-on croire en Dieu et être mauvais ? Pourquoi certaines personnes ont peur de Dieu alors qu’Il est supposé être gentil ? Pourquoi parle-t-on de la colère de Dieu alors qu’Il est supposé n’être qu’amour ? Comment Dieu peut-Il tous nous connaître alors qu’on est très nombreux sur Terre ? Est-ce qu’Il connaît ceux qui ne croient pas en Lui ? Pourquoi on va prier à l’église alors qu’on peut prier tout seul dans sa tête en préparant une tartine de confiture ? Qu’est-ce qui est mieux entre croire en Dieu et être méchant et égoïste ou être athée et être gentil et généreux ? Est-ce que Joseph était fâché contre Marie car il n’était pas le vrai papa de Jésus ? Est-ce que la Bible est inventée de toute pièce ? Quelle est la différence entre une religion et une secte ? Pourquoi m’a-t-on baptisée quand j’étais bébé, sans me demander mon avis, sans savoir si ça me ferait plaisir et si j’étais d’accord ? A quoi ça sert de communier ? A quoi sert le baptême ? Est-ce que ceux qui ne sont pas baptisés vont en enfer ? Comment peut-on accepter de communier, en mangeant ce qui représente le corps du Christ, alors que le cannibalisme est interdit ? Quand on se confesse, le fait-on de manière hypocrite, car on a peur de Dieu et de l’Enfer, ou, vraiment, veut-on vraiment apprendre de ses bêtises et ne plus recommencer ? Pourquoi saint Pierre est un saint alors qu’il a renié trois fois le Christ ? Est-ce qu’on peut visiter le Saint Sépulcre ? A quoi ça sert de prier quelqu’un mort avant le Moyen-Age ? Pourquoi l’église est-un lieu sacré ? Si Dieu existe, pourquoi Il n’a pas empêché Hitler et Staline d’arriver au pouvoir ? Si on se comporte bien dans la crainte de Dieu, fait-on vraiment le bien sans avoir d’idée derrière la tête, ou fait-on le bien de manière intéressée, et donc, il ne s’agit pas du vrai bien ? Est-ce que Dieu nous voit quand on fait caca ? A quoi ça sert de faire le Carême ? A quoi ça sert d’avoir des rites ? A quoi sert un mariage religieux, alors que seul un mariage civil fait officiellement foi pour la paperasse administrative ? A quoi ça sert de prier ? Comme Marie-Madeleine était une prostituée avant d’être une sainte, pourquoi on dit « pute » comme pire gros mot du monde ? Pourquoi il y a des mafieux en Italie alors que c’est le pays du Pape ? Est-ce que si on avorte on va en enfer parce que la vie c’est important ? Réponse de ma mère (en substance, je ne m’en souviens plus dans le détail mais l’idée est là)  : « Dieu n’a rien à voir avec l’avortement, Il n’est pas concerné par ce qui se passe dans le ventre d’une femme, ça ne regarde personne d’autre qu’elle et, à la rigueur, l’homme qu’elle fréquente s’ils sont vraiment en couple, donc non, on ne va pas en enfer si on avorte, au contraire, Dieu doit être content de voir qu’on a fait le bon choix qui convient le mieux à notre existence de femme, que ce soit d’avorter ou au contraire de garder l’enfant, ce qui compte c’est que la femme soit heureuse, le premier qui te dit qu’on n’a pas le droit d’avorter, sois bien assurée qu’il est d’une stupidité au-delà du réel ».

A ma mère et ses explications sur les ventres des femmes : gloire éternelle. En majuscules. Avec des paillettes. Avec des néons. Tatoué sur mon front. Gloire éternelle à ma mère.

J’en passe et des meilleures.

Elle a sûrement beaucoup transpiré à cause de mes questions.

Ma mère était donc d’une patience infinie (même pour les histoires de Marie-Madeleine l’ex pute ou encore les histoires de Dieu qui me regarde faire caca), tout comme le prêtre que je devais pas mal emmerder avec mes questions métaphysiques crypto-mystiques à la mords-moi-le-nœud. Plus tard, à l’adolescence, j’ai complètement déserté l’église (pas l’envie, pas le temps, pas l’énergie, pas le courage, d’autres choses bien plus intéressantes à faire le dimanche matin, comme par exemple la grasse matinée après les fêtes du samedi). Depuis, je n’y retourne pas. Je trouve (mais c’est sans doute un a priori de ma part) que la plupart des fidèles sont galvaudés, concons, obséquieux, rasoirs. Et puis, il faut bien le dire, tout le decorum me fatigue. Je trouve que croire (ou ne pas croire) en Dieu est trop intime pour se rassembler tous ensemble et faire une kermesse hebdomadaire à grands coups de signes de croix façon macarena et autres psalmodies qui ressemblent parfois aux cris des chats errants qui se bagarrent entre deux couvercles de poubelle. Je fais une distinction entre croire en Dieu et poser son cul sur une chaise tous les dimanches matin. L’aspect campagne électorale / mains à serrer / bises à faire me fatigue au plus haut point. Les Public Relations inévitablement liées à l’église me fatiguent.

 

Ma tante a eu une leucémie « scientifiquement intéressante » pendant de longues années. Ce n’était pas un cancer lambda, mais une forme très bizarre de la maladie. Je me demande même si l’expression « maladie orpheline » n’avait pas été prononcée par les toubibs. Il lui fallait une greffe de moelle osseuse. Le frère de ma tante, mon oncle, était compatible avec elle. Il pouvait lui faire un don de moelle pour la sauver. Ma mère n’était pas compatible. Mon autre oncle n’était pas compatible. Les neveux et nièces de ma tante (mes cousins et moi-même) ne pouvaient être compatibles car sanguinement ( ?) / génétiquement ( ?) trop éloignés. On n’a demandé à aucun neveu, à aucune nièce de faire une quelconque prise de sang. Tout se jouait seulement et uniquement entre ma tante et ses frères et sœur. Celui qui était compatible, celui dont le sang matchait à la perfection, celui qui aurait pu la sauver, celui qui aurait dû accepter de donner son sang sans même se poser de question, a refusé de faire les examens complémentaires qui précédaient le don de moelle.

Le propre frère de ma tante a préféré la voir crever la gueule ouverte que l’aider.

Ce n’était pas donner un poumon ou un rein.

C’était une histoire de prise de sang et de moelle osseuse. Je ne me souviens plus des détails car c’était il y a des années et, étant encore jeune, on a voulu m’épargner ces fameux détails mais, si je crois mon souvenir, il s’agissait au pire d’une ponction lombaire et au mieux, d’une prise de sang un peu améliorée.

Cet oncle qui a préféré voir sa sœur crever la gueule ouverte fait bien évidemment partie des grenouilles de bénitier de la famille.

Cet oncle a toujours rêvé d’être prêtre (chez les orthodoxes, on peut être prêtre tout en étant marié et en travaillant dans le civil. Je dirai même plus : je ne connais pas de prêtre orthodoxe qui ne soit pas marié et qui n’ait pas de vie professionnelle du type toubib ou enseignant).

Mon oncle Grenouille a une passion pour la religion. Mon oncle Grenouille pose des RTT pour aller à l’office religieux tous les jours lors de la Semaine Sainte, jusqu’à Pâques. Mon oncle Grenouille bénit chaque repas avant de manger. Mon oncle Grenouille a une petite icône en plastoc scotchée sur le tableau de bord de sa bagnole pour que Dieu soit avec lui à chaque déplacement. Mon oncle Grenouille a de l’eau bénite chez lui. Mon oncle Grenouille suit le Carême à la lettre. Mon oncle Grenouille a une femme et des filles qui ne peuvent pas communier le dimanche où elles ont leurs règles, puisque les règles ça rend les femmes impures et qu’il est hors de question de bouffer le corps du Christ en ayant des caillots de sang qui sortent de la chatte. Mon oncle Grenouille n’aime pas les juifs, puisqu’ils ont participé à la mort du Christ. Mon oncle Grenouille honnit les musulmans (mon oncle Grenouille doit secrètement regretter de ne pas avoir vécu en France au Moyen-Age, car cela aurait été une bonne raison pour lui d’aller guerroyer en Terre Sainte – j’ignore si les Russes ont un jour fait des croisades, il faudrait que je me renseigne. Je crois que les Russes peuvent seulement s’enorgueillir de quelques pogroms envers les juifs polonais ainsi que, bien sûr, des goulags qui décoiffent sévère).

Mon oncle Grenouille est un putain de connard de merde qui, j’en suis sûre, aurait été un collabo s’il avait vécu en France pendant la Seconde Guerre mondiale.

Mon oncle Grenouille n’a, à ma connaissance, jamais regretté d’avoir refusé de donner son sang pour sa propre sœur.

Mon oncle Grenouille a la riche idée de lire la Bible tous les jours, mais j’ignore si les préceptes essentiels tels qu’aider et aimer son prochain allument un petit quelque chose dans son cerveau, ou si ledit cerveau reste désespérément rabougri, sans aucune connexion neuronale digne de ce nom. J’ignore si mon oncle Grenouille a des neurones dignes de ce nom.

J’ignore si le cerveau de mon oncle Grenouille fonctionne normalement, ou s’il est définitivement débile.

J’ignore si un homme refusant de donner son sang à sa sœur cancéreuse est définitivement débile ou profondément mauvais.

Mon oncle Grenouille (et son existence même) soulève beaucoup de questions auxquelles je suis infichue de répondre. Avant, il m’arrivait même de ne pas en trouver le sommeil. Heureusement, cette époque est révolue.

Peut-être serait-elle tout de même morte si son frère avait accepté d’être son donneur. Mais, personne ne peut le savoir, peut-être aurait-elle été sauvée. Peut-être aurait-elle été sauvée. Peut-être que le choix de mon oncle a empêché ma tante d’être sauvée.

Peut-être qu’il aurait pu sauver sa sœur.

Peut-être qu’elle aurait juste mis leucémique sur son CV, avec une fourchette de temps circonscrite, et qu’on n’en aurait plus jamais parlé, car cela aurait été de l’histoire ancienne. Basta. Point à la ligne. Une leucémie, trois petits tours, et puis s’en vont.

Peut-être.

Ce peut-être m’a donné envie de hurler de rage et de me rouler par terre pendant un long laps de temps.

Ce peut-être me serre le ventre encore des années après.

Je précise que, contrairement aux témoins de Jéhovah qui sont une secte et qui interdisent les transfusions et autres bidouilles médicales d’hémoglobine, rien, rien du tout, rien du tout du tout, rien du tout du je te le jure sur la tête de ma mère n’interdit de faire un partage de globules avec qui que ce soit chez les orthodoxes. La Bible est silencieuse quant aux transfusions sanguines : qui ne dit mot consent.

Il y a un homme que je ne connais pas, mais à qui je pense souvent. C’était le professeur qui la suivait. Elle m’en avait beaucoup parlé. J’ai oublié son nom. Elle était dans l’un des meilleurs hôpitaux de Paris, peut-être était-ce le meilleur hôpital pour ceux qui ont le sang pourri. Le médecin n’arrivait pas à comprendre que le frère de sa patiente refuse d’être donneur. Ma tante m’expliquait qu’il est impossible d’avoir un don provenant d’un donneur anonyme si un membre de la famille est compatible. Si je crois avoir bien compris, aucune procédure de don anonyme n’est mise en route dans le cas où quelqu’un de l’entourage proche peut être donneur. C’est comme ça et puis c’est tout.

Le toubib de ma tante a fait de fausses déclarations. Il a signé des papiers en mentant. Il a fait en sorte que ma tante ait un don venant d’un anonyme. Il a raconté des bobards dans le dossier médical de ma tante. Il a dit que personne de notre famille n’était compatible.

Il a été tellement offusqué par le comportement de mon oncle qu’il a transgressé les règles. Il a parjuré. Il a été au-delà de la loi.

Je ne sais pas ce qu’il a risqué. Je ne sais pas s’il a risqué un blâme. Une amende. Un séjour en tôle. Une radiation de l’ordre des médecins. Je n’en sais rien. Je sais juste qu’il a pris des risques pour sauver ma tante. Il a pris des risques pour qu’elle ait un don fait par une autre personne compatible.

Il a trouvé un autre donneur.

Elle avait un truc très rare. J’ignore si le truc correspond au sang, à l’ADN ou à que sais-je. Les considérations hautement scientifiques relatives à son dossier médical m’ont toujours échappées. Dans le détail, je n’ai jamais rien compris à sa maladie. J’ai juste compris que, grosso modo, c’était une leucémie qui craignait un max, mais je n’ai jamais compris les détails. Je me contrefoutais des détails. Je n’avais pas besoin de verbiage. Il fallait seulement aller droit au but : elle était dans une situation critique option cimetière. Son truc très rare (peu importe que ce soit son sang, le Ph de sa salive ou le thème astral du jour de sa naissance) nécessitait une greffe venant d’une personne d’Europe de l’Est. Un Soudanais, un Normand, un Canadien, un Néo-Zélandais, un Argentin ne pouvait pas l’aider. Il fallait un mec ou une meuf étant, grosso modo, géolocalisé entre l’Allemagne de l’est et la Russie. Le reste du monde était inenvisageable. On a trouvé un mec qui colle. Je ne sais plus s’il venait d’Ukraine ou de Pologne. De Pologne, je crois. On n’a jamais donné plus de détail à ma tante. Elle n’a jamais su de quelle région précise était originaire son double de corps humain, car l’anonymat du donneur doit être respecté légalement parlant.

Elle a donc eu une greffe.

Ma tante a eu une greffe grâce à des papiers magouillés par un toubib offusqué par la grenouille de merde qui lui sert de frère. Elle me disait qu’ils s’entendaient très bien, qu’il l’appréciait beaucoup et qu’il lui avait dit être complètement sous le choc d’apprendre que son frère refuse de l’aider.

Des années après sa mort, je suis encore sous le choc qu’il soit sorti de son droit de réserve. Je suis sous le choc qu’un médecin lui dise « Cette situation me choque », au lieu de se cantonner, en bon toubib lambda, à poser un diagnostic, établir un plan d’attaque à coup d’ordonnances longues comme un jour sans pain et de chimios calées dans un agenda et étudier la progression (ou la stagnation) de la merde gangrénant son corps.

Je pense parfois à lui. Je prie parfois pour lui. Je prie parfois pour ce toubib que je ne connais pas. Je prie pour que sa vie lui soit douce. Je prie pour qu’il ne fasse face à aucun drame. Je prie aussi, dans le cas contraire, pour qu’il ait les ressources nécessaires lui permettant d’affronter les éventuels drames qu’il croise sur son chemin. Je prie pour lui dire merci. Je prie pour que son courage l’habite toute sa vie. Je prie pour lui faire part de ma reconnaissance éternelle. Idem pour l’Ukrainien ou le Polonais.

Il y a une expression prononcée à l’envi lors des funérailles orthodoxes. « Mémoire éternelle ». « Mémoire éternelle ». « Mémoire éternelle ».

Mémoire éternelle à ces deux mecs, peu importe qu’ils soient vivants ou morts. Je pense pouvoir dire sans trop craindre de me tromper qu’ils seront éternellement dans ma mémoire. Ils ont permis sa survie de plusieurs années.

Je prie pour un mec que je ne connais pas et qui a donné à ma tante quelques années de plus à vivre. Je prie pour un mec qui a permis à ma tante de ne pas être face à un refus définitif lui empêchant toute survie. Je prie pour un mec qui a fait comprendre à ma tante qu’il existe toujours une solution, même dans les situations les plus critiques, même quand on croit que tout est terminé.

Je prie pour ce mec.

Je n’aurais rien à lui dire si je l’avais en face de moi. A part m’effondrer en larmes au point d’en avoir le hoquet, je n’aurais rien à lui dire.

Grâce à ces faux papiers magouillés, grâce à la greffe qui a eu lieu alors qu’il était interdit de faire appel à quelqu’un d’autre, elle a survécu plusieurs années. Elle a vécu tranquillement, elle a fait ce qu’elle avait à faire jusqu’à sa rechute. Elle a clamsé des années après la greffe, sans crier gare. Elle a fait un rejet de greffe des années après l’opération. Ce qui, aux yeux de son toubib, était hautement improbable, au moins autant qu’une histoire de frangin refusant de sauver sa frangine.

Quelques jours après sa mort, peut-être était-ce la semaine suivante, j’ai écrit une carte aux deux services où elle avait été suivie. Les Myosotis et les Coquelicots. Ou bien peut-être y avait-il des Bleuets et des Jonquilles. Je ne sais plus. Je me souviens d’elle m’expliquant que l’un des deux services était pour les Sangs Pourris mais ayant quand même un peu d’espoir. Tandis que l’autre était pour les Sangs Pourris Pourris, pourris jusqu’à la mort. Je leur ai dit merci de s’être occupés d’elle. Je n’ai bien sûr pas mentionné le toubib sauveur. J’ignore s’il a eu connaissance de ma lettre. J’ignore s’il l’a lue. J’ignore s’il l’a lue entre les lignes. J’ignore s’il a compris que je lui disais merci. Mon merci ne sera jamais assez fort pour lui faire part de ma reconnaissance, qui est infinie.

Je prie pour cet Ukrainien-Polonais qui s’est réveillé un matin en se disant « Tiens, au fait, et si j’allais à l’hosto donner ma moelle à l’heure du dej ? J’ai un trou entre midi et deux, je vais caser ça entre ma ratatouille et ma pause clope. »

Je n’arrive plus à me souvenir si j’ai fait ce choix avant ou après sa mort. C’était encore l’époque où il fallait avoir une carte dans son portefeuille indiquant qu’on acceptait d’être donneur d’organe en cas de décès. Je n’ai jamais pu donner mon sang, car je suis anémique (et, il faut le dire aussi, je suis courageuse au point d’entendre à chaque prise de sang « Mademoiselle, vous avez été sage et très courageuse », ce qui, de fait, induit mon manque de sagesse et de courage). Je me suis promenée pendant des années avec cette carte de donneur. Je me souviens avoir prévenu plusieurs membres de ma famille. Je me souviens avoir dit à Monsieur : « Si je me fais écraser par un bus et que j’aie quoi que ce soit en or massif aux yeux de la médecine, ils peuvent tout prendre, c’est moi qui régale, ça serait con de pas en faire profiter un autre, il vaut mieux être recyclée pour un vivant que croquée par des vers de terre. J’espère avoir un foie, des reins ou des poumons princiers, autant pour mon bien-être personnel que pour les autres, si besoin est. »

Il m’a dit que cette conversation n’avait pas lieu d’être. Je lui ai répondu qu’il avait tort.

J’ai toujours ma petite carte quelque part dans mes affaires. Pour ma tante. Pour l’Ukrainien-Polonais. Pour le toubib. Pour celles et ceux qui ont un proche autant aimé que ma tante.

Avant sa mort, elle m’a demandé de promettre un truc super farfelu. Sur le moment, je n’ai pas compris, je trouvais qu’elle yoyotait grave, mais pourquoi pas, qui suis-je pour juger quelqu’un sur son lit de mort, sans doute aurai-je moi aussi des lubies alors que je serai en train de clamser. Elle m’a dit « Jure-moi de ne rien dire à ma grenouille de frère, à sa femme et à leurs enfants lorsque je serai morte. Jure-moi de ne pas leur dire que je suis morte. Jure-moi de ne pas leur dire la date et le lieu de mon enterrement. Jure-moi qu’ils ne seront pas à mon enterrement. Jure-moi que mon propre frère ignorera tout de ma mort et de mon enterrement. »

Bien sûr, depuis l’épisode « Je suis ton frère mais je te pisse à la raie et tu peux te torcher pour que je te donne mon sang, espèce de sale cancéreuse », les relations tanto-grenouille n’étaient pas au beau fixe. Bien sûr.

J’ai donc promis que je ne dirai rien à Grenouille et compagnie, même si je ne voyais pas vraiment là où elle voulait en venir. Je ne voyais pas vraiment le truc venir.

Elle a toujours eu une longueur d’avance. Elle a toujours tout compris d’avance.

 

Quelques jours après sa mort, j’ai eu l’une des conversations les plus lunaires de mon existence.

On était dans sa voiture. Il conduisait tranquillement, je n’arrive plus à me souvenir si nous étions sur le périphérique ou sur un tronçon d’autoroute. Je me souviens seulement de la vitesse, de lui étant concentré, de moi à la place du mort, du flux de voitures autour de nous. Mon téléphone sonne. Mon téléphone sonne et indique que c’est ma cousine germaine Grenouillette fille de Grenouille. Je précise que les Grenouilles ne m’appellent jamais. Jamais. J’ai immédiatement fait le lien de cause à effet. La promesse de ma tante. Sa mort. Grenouille. L’appel.

-          Allô l’Averse ?

-          Salut Grenouillette, ça fait super longtemps, comment vas-tu ?

-          Ca va ça va. Dis-moi, j’ai une question…

-          Oui ?

-          Je m’inquiète pour notre tante, est-ce que tout va bien ?

-          Notre tante ? Mais laquelle ? Tu t’inquiètes pour qui ?

-          Bah Katia.

-          Comment ça ?

-          Je m’inquiète à cause de sa maladie.

-          Mais pourquoi ?

-          Une dame de l’église (d’une grande ville à l’autre bout de la France) m’a contactée sur facebook pour me dire que Katia était au plus mal.

-          Attend je comprends rien du tout là. Une dame, d’une église de la ville X (note : tous les descendants d’émigrés russes se connaissent en France, ceci n’est pas un mythe), que tu ne connais pas, te contacte sur facebook, pour te dire que Katia est au plus mal ?

-          Oui.

-          Mais c’est super bizarre. Je ne comprends pas.

-          Tu as des nouvelles de Katia ?

-          Bah là en ce moment non pas spécialement mais je l’ai vue il y a quelques temps elle était normale, tout allait bien, elle menait sa vie quoi.

Soudain, j’entends Crapaude (ma tante, la femme de Grenouille, qui mérite elle aussi un article à elle toute seule) hurler dans le téléphone de sa fille en disant « L’AVERSE ARRETE TON CIRQUE JE SAIS QUE KATIA EST MORTE, ON LE SAIT TOUS, ELLE EST MORTE, ALORS MAINTENANT DIS-NOUS QUAND A LIEU L’ENTERREMENT, ARRETE DE MENTIR, TU DOIS DIRE LA VERITE, C’EST MA BELLE-SŒUR, C’EST LA SŒUR DE MON MARI, ON DOIT SAVOIR CE QU’IL SE PASSE ».

Et là, à ce moment précis, alors qu’on roulait à toutes berzingues sur l’autoroute ou le périph ou je ne sais quoi, alors que le corps de ma tante n’était pas encore totalement froid, alors que j’avais tout en tête, alors que je pensais à la promesse faite à ma tante, alors que je me disais « Putain mais c’était une voyante, c’est pas possible, c’est un sketch, au secours, putain Katia tu te fous de ma gueule, mais qu’est-ce que c’est que cette histoire pas possible de promesse d’enterrement à pas raconter, mais comment ça se fait que tu le savais déjà », j’ai répondu calmement à cette chère Crapaude « Je suis désolée, je ne peux rien te dire. »

Je n’ai rien dit de plus.

Elle a hurlé encore un bon coup avant de me raccrocher au nez. Je ne lui ai jamais reparlé de ma vie. Aujourd’hui, en 2019, des années après l’épisode téléphone, je n’ai toujours pas reparlé à mon oncle Grenouille et ma tante Crapaude.

Les Grenouilles ne sont jamais venues à l’enterrement de ma tante.

Il y avait une annonce parue dans Le Monde, tout le monde était au courant, je dis bien que tout le monde était au courant, tous les orthodoxes de Parisle savaient, des gens sont venus d’endroits au-delà de la Seine pour venir l’enterrer, des gens que je ne connaissais ni d’Eve ni d’Adam, des gens qui ont dû se serrer les bourrelets dans l’église comme dans un métro aux heures de pointe, mais les Grenouilles étaient absentes. Les Grenouilles ont brillé par leur absence.

J’ai tenu ma promesse. Je n’ai rien dit. J’en suis immensément fière. Cette conversation téléphonique ubuesque est l’une des plus grandes fiertés de ma vie.

On était toujours dans sa bagnole après cette conversation venant d’au-delà du réel. Il a tourné la tête une fraction de seconde. Il m’a dit très sérieusement « Je pense que tu devrais envisager de faire du théâtre ou, au moins, d’écrire des choses. Ca là, ce truc-là qui vient de se passer, ça c’était complètement fou. »

Je n’ai pas parlé de ma colère pendant des années. Je n’ai jamais mentionné à qui que ce soit la rage qui m’habitait. La rage ressentie envers mon oncle Grenouille. La rage concernant le fait qu’il aurait dû, qu’il aurait pu la sauver. Il aurait dû. Je n’ai jamais eu de frère ou de sœur, je ne sais pas ce que c’est, j’ignore le concept, je ne sais pas à quoi ça ressemble, mais je sais que je l’aurais fait. J’aurais fait une putain de prise de sang à la con entre midi et deux, entre deux fourchettes de riz cantonnais et trois notifications instagram pour sauver ma sœur en fin de parcours.

C’est sorti devant elle, un jour, comme ça, entre la poire et le fromage, alors même que la fin de ma thérapie commençait à voir le jour.

Je lui ai dit « Ma colère est indicible. Vous savez, au fond, mon père, d’une certaine manière, je crois que je peux comprendre et admettre à défaut d’accepter. Il est malade, il n’y peut rien, ce n’est pas sa faute. Mais mon oncle Grenouille, je vous jure, si vous le voyez ne serait-ce que cinq minutes, contrairement à mon père, vous ne vous diriez pas que c’est un grand malade. Il est normal. Il est normal mais il a refusé de la sauver. Il croit en Dieu. Il bénit les salades niçoises cuisinées par Bobonne avant de commencer à manger. Il fait le signe de croix avant de s’endormir. Il connait par cœur et dans plusieurs langues les offices religieux. Il lit les Evangiles en guise de passe-temps. Il a pas voulu la sauver. Ma rage est indicible. C’est au-delà des mots. Je n’ai pas les mots pour vous expliquer ma colère envers Grenouille. Il n’y a pas de mot pour ça. Aucun mot n’existe. Si je vivais dans un monde fantasmé, j’irais lui fracasser sa voiture à coups de batte de base-ball, je défoncerais ses rétroviseurs, je lui niquerais les rotules je ne sais pas comment et je lui hurlerais dessus toute ma rage. Je lui vomirais ma rage à la gueule, je lui cracherais dessus, au sens propre, je le secouerais comme un prunier, je hurlerais, je hurlerais, je me roulerais par terre, je foutrais le feu à son paillasson, je mettrais du caca dans sa boîte aux lettres, je plastiquerais sa maison, ferais un milliard de trucs comme ça, et rien ne serait suffisant pour apaiser ma rage. Mais je vis dans un monde réel, je suis une personne normale et plutôt saine d’esprit, alors, bien sûr, je ne fais rien de tout ça. »

Elle ne m’a pas regardée comme si j’étais folle. Elle m’a dit qu’elle comprenait. Pire, elle m’a dit : « C’est normal de ressentir ça. »

« Pour la prochaine fois, il faudra écrire une lettre à votre oncle. Vous la lirez pendant la séance, comme s’il était devant vous. Ne vous censurez pas. »

J’ai écrit à Grenouille. J’ai pleuré toutes les larmes de mon corps, des années après, à cause de sa mort à elle, à cause de sa connerie à lui.

Je lui ai dit qu’il était impardonnable. Que c’était inqualifiable. Incompréhensible. Inacceptable. Inexcusable. Indigne.

Je lui ai dit que ma rage est indicible. Je lui ai dit qu’entre lui et moi, entre lui qui bénit ses tartiflettes et moi qui mange des pizzas pendant le Carême sans même savoir que c’est cette période de l’année, qu’entre lui qui va à l’église tous les dimanches et moi qui m’y rends seulement aux enterrements, qu’entre lui qui doit sûrement faire acte de contrition et d’abstinence d’une manière ou d’une autre et moi qui n’aurais aucun scrupule à communier tout en ayant du sang dans ma culotte, en admettant que j’accorde de l’importance à la communion, qu’entre lui et moi donc, qu’entre lui le vrai bon chrétien qui respecte les dogmes au pied de la lettre et moi la fille perdue qui sèche l’église comme les cours de sport au lycée, celui qui se comporte mal, celui qui a fait une faute, celui qui doit demander pardon, c’est lui. Je suis une chrétienne du dimanche, voire même une non chrétienne, mais je pense être bien plus honnête, bienveillante (sauf envers Grenouille) et charitable (sauf envers Grenouille, bis) que lui. J’aurais donné mon sang sans sourciller. Je serais sans doute tombée dans les pommes, j’aurais peut-être même pleuré ou fait ma chochotte en disant que « ça fait mal », mais je n’aurais même pas réfléchi. On ne réfléchit pas quand on peut sauver quelqu’un de sa famille.

Quand elle a vu l’étendue de ma colère, elle a cherché à comprendre ce qui pourrait la faire diminuer. Elle m’a dit qu’il ne s’agissait pas d’un éventuel pardon à donner, mais, plutôt, de digérer ma colère, pour ne pas finir consumée. Je lui ai répondu quelque chose de politiquement incorrect (le propre des psys est d’entendre du politiquement incorrect), en lui expliquant que le seul moyen d’éteindre ma colère envers mon oncle est d’apprendre qu’il lui arrive une bonne grosse merdasse en plein dans l’existence, comme, par exemple, à tout hasard, un cancer.

Je lui ai dit mot pour mot : « Ma colère aura disparu s’il se ramasse un cancer dans la gueule, car, en admettant que Dieu existe, Il aura fait son œil pour œil dent pour dent, et la boucle sera bouclée ».

Elle a hoché la tête, a répondu un « Je comprends », en ayant véritablement l’air d’avoir compris.

Quinze jours après cette entrevue, j’ai appris que mon oncle souffrait d’une leucémie.

Pour être parfaitement honnête, j’ai fait une petite danse de la joie dans ma tête, ponctuée de « bien fait pour toi » à chaque fois que je pensais à la situation (comique, comme situation).

Et je me suis rendue compte que ce que j’avais dit deux semaines plus tôt était vrai : ma colère avait disparu. Apprendre cette histoire d’arroseur arrosé XXL avait balayé toute ma colère. Mes sarcasmes mentaux (« bien fait pour toi ») ont laissé place, peu à peu, à la pitié. J’éprouvais de la pitié pour lui. J’éprouvais de la pitié pour sa vie. J’éprouvais de la pitié pour ses dogmes entravants. Et, surtout, j’éprouvais de la pitié pour son cancer (punition divine ou non, retour de bâton ou non, karma ou non, nul ne le sait, mais la coïncidence est suffisamment intéressante pour être pointée du doigt).

C’était il y a presque un an.

De mon côté, j’ai fait une prise de sang pour vérifier que tout va bien (tout va bien), car une famille qui collectionne les cancers et autres leucémies, c’est pas de la tarte. J’ai dit au revoir à ma colère. J’ai regardé ma colère laissée sur l’autre côté de la rivière, je suis montée dans une barque, je me suis éloignée du rivage. J’ai fait de grands signes de la main à cette boule de colère, afin de lui dire adieu. J’ai dit adieu à ma colère de la même manière que j’ai dit adieu à ma tante. Ma colère ne me manque pas, ma tante, si. Je garde d’elle un souvenir lumineux. Je lui ai dit, dans ma tête, après cette conversation avec ma psy « Tu vois, ton con de frère, il s’est pris une grosse mandale dans la gueule ».

Contrairement à ma tante, je ne suis jamais allée rendre visite à mon oncle pour lui faire part de mon soutien. Je ne soutiens pas celui qui a contribué à la mort de ma tante, même si je ne ressens plus de haine à son encontre. Je suis désormais plus ou moins neutre. J’ai eu des échos de l’une de ses filles, il semblerait avoir un très bon suivi médical et ne pas être « si malade que ça » (toute proportion gardée bien sûr, on parle quand même d’une leucémie et non d’un rhume).

Un an après cette conversation avec ma psy, un an après cette lettre fictive écrite à mon oncle, je peux dire que je suis en paix. J’ignore s’il est tombé malade par hasard ou par punition divine, mais son épreuve m’a apaisée.

Je ne comprends toujours pas ce qui a traversé le cerveau de mon oncle (ou plutôt : ce qui ne l’a pas traversé), mais la rage n’est plus.

Je suis en paix. Je vais mieux grâce à l'existence de sa leucémie.

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6 août 2019

# 21

Je me souviens précisément de notre dernier goûter. Je n’arrive pas à le situer dans le temps (j’ai un problème avec les dates), mais je me souviens précisément de cette journée. C’était entre le mois d’avril et le début du mois de juin. J’ai déménagé le 31 mars. Elle est morte en juin.

Je me souviens que nous avions convenu d’une date au téléphone, comme d’habitude. Comme d’habitude, je suis venue avec des fleurs. J’adorais lui offrir des fleurs. J’adore offrir des fleurs tout court. Je n’avais pas beaucoup de sous sur mon compte en banque (euphémisme). Je me souviens du soulagement ressenti en passant devant ce fleuriste près de la place d’Italie, qui proposait à la vente de jolies fleurs pas chères du tout. Je voulais aussi lui acheter quelque chose pour le goûter (j’avais la certitude absolue qu’elle n’était pas sortie de chez elle ce jour-là, et mon flair avait raison. C’est normal, c’est mon flair). Je suis donc allée au Monoprix acheter des chouquettes qui me semblaient ne pas être trop caoutchouteuses. En vrai, elles étaient délicieuses.

Je suis arrivée. Elle ne répondait pas à l’interphone. Il y avait régulièrement des problèmes avec son interphone, ou, plus exactement, elle commençait à ne plus savoir l’utiliser correctement. Ou bien peut-être ne l’entendait-t-elle pas très bien. Je l’ignore.

Elle était très surprise de me voir. Elle n’avait pas noté la date. Ou bien peut-être l’avait-elle oubliée. J’ai trouvé que ça sentait le sapin. Ca sentait le sapin depuis quelques temps. Comme d’habitude, après lui avoir fait la bise, je suis allée mettre ses fleurs dans l’un de ses grands vases. Comme d’habitude, j’ai profité de ce petit laps de temps où je pose mes affaires et où je me lave les mains pour faire discrètement le tour du propriétaire, afin de vérifier que tout se passe bien. Regarder si la gazinière est bien éteinte pendant que le vase se remplit. Jeter un coup d’œil aux courriers reçus en posant ledit vase dans son bureau, sur la table au centre de la pièce. Regarder si elle a mangé quelque chose plus tôt dans la journée, en jetant à la poubelle les tiges coupées du bouquet, tout en cherchant à y trouver d’éventuels déchets alimentaires. Demander l’air de rien si le volet de la salle à manger est fermé pour se protéger du soleil, ou s’il est à tout hasard bloqué. Ce genre de choses.

Comme d’habitude, on a beaucoup discuté. Comme d’habitude, elle m’a perdue avec notre généalogie. Mon grand-père avait (je crois), une dizaine de frères et sœurs. Leur père, mon arrière-grand-père, avait lui-même une dizaine de frères et sœurs. Du côté de ma mère, je maîtrise ma généalogie sur le bout des doigts. Je connais même certaines années de naissance et de mort de personnes disparues avant mon existence. Je connais les prénoms. Je connais les noms. Je connais les liens. Je connais les photos. Je reconnais les visages de personnes mortes il y a près d’un siècle. Certains trouvent ça très surprenant, moi non. Après tout, on peut être tout à fait capable de reconnaître en photo Victor Hugo ou Marie Curie. Alors pourquoi pas ses arrières grands parents, leurs frères et sœurs, leurs parents, leurs enfants ? Ca, c’est du côté de ma mère. C’est-à-dire que je connais des personnes qui me sont à jamais inconnues. A l’inverse, au sein de ma famille paternelle, c’est plus obscur. Pas uniquement à cause de mon père. L’une des autres raisons est assez simple : je n’ai pas vraiment été « formée » à la généalogie paternelle, je n’ai pas vraiment eu de « flambeau » qui m’aurait été passé.

Je l’ai rencontrée par hasard. Je pense qu’on peut dire que cela a été un coup de foudre. L’une de mes tantes, avec qui je m’entends très bien (la seule personne que j’aime beaucoup du côté paternel), m’a dit un jour, il y a maintenant cinq ou six ans (ou plus, moi et les dates…) : « Tu devrais appeler la cousine germaine de Daddy, c’est une encyclopédie familiale à elle toute seule, elle connaît tout sur tout, elle a beaucoup d’humour, elle a eu une vie incroyable, tu vas l’adorer. » J’ai téléphoné à la cousine germaine de Daddy. On a discuté quelques minutes. On a convenu d’un rendez-vous. Et voilà.

Pendant cinq ou six ans, nous nous sommes vues régulièrement, toujours en suivant le même rituel : téléphone, fleurs, déjeuner ou goûter, rigolades, généalogie, à la prochaine, téléphone, fleurs, déjeuner ou goûter, rigolades, généalogie, à la prochaine. Il y avait toujours une prochaine fois.

Je l’appelais souvent, pour savoir si tout allait bien. Elle était veuve depuis longtemps et n’a jamais eu d’enfants. Elle avait des neveux et nièces (de l’âge de mes parents, donc), mais j’ignorais la fréquence de leurs entrevues.

Elle est très rapidement devenue ma grande tante adorée. Après notre première conversation au téléphone, je me souviens avoir pensé « Quel personnage ». C’est le mot. Elle était un personnage.

Elle m’a raconté mille et une histoires. Drôles. Joyeuses. Douloureuses. Tristes. Actuelles. D’un autre temps.

Son père (le frère de mon arrière grand-père) qui faisait des courses automobiles dans les années 1910 1920. L’AVC de sa sœur, lui causant un état végétatif triste à pleurer. Ses dizaines de kilomètres faits quotidiennement à vélo, au fin fond de la France, pendant sa jeunesse. Ledit vélo déraillait régulièrement. Elle s’est amusée à compter. Je n’arrive plus à me souvenir de la distance parcourue ni du nombre de déraillements, mais après plus d’un demi-siècle, elle était en mesure de me raconter avec un immense sourire « J’ai déraillé tant de fois entre telle ville et telle ville. Tant de fois, tu te rends compte ?! » Le nombre était prononcé dans un grand éclat de rire. Son employeur qui l’engueulait dans les années 1940 à cause de son vernis à ongles rouge. Un jour, entre la poire et le fromage, elle s’est arrêtée net sur mes ongles rouges en disant « Rassure-moi ma chère Averse, on ne t’embête pas au travail à cause de tes ongles ? » Je lui ai répondu en souriant que ça ne causait aucune gêne. Ses cousins morts pendant la guerre, dont certains n’ont jamais été retrouvés. Sa tante à la mode de Bretagne qui l’accueillait chez elle, toujours pendant la guerre, en lui interdisant néanmoins d’utiliser sa salle de bain (« Elle était rosse »). Son mari rencontré très tard, à plus de quarante ans. Son absence d’enfants (« Au fond, même si tu es seulement la petite-fille de mon cousin germain, tu es un peu la mienne aussi »). Ses voyages autour du monde. Amérique du Sud. Canada. URSS. Egypte. Italie. Etats-Unis (je crois) et tant d’autres pays dont je ne me souviens plus. Je me souviens des périples racontés, des conditions de voyage différentes des nôtres, des logements compliqués à trouver, de l’absence de langue commune et de la nécessité d’être un minimum aventureux et courageux pour se rendre aussi loin. C’était avant les airbnbs, google translate et autres joyeusetés de ce genre. Son voyage, seule à Madagascar, à plus de quatre vingt ans (son mari était déjà mort), en faisant le choix de dormir dans une tente à même le sol. A chaque repas, à chaque goûter, à chaque appel téléphonique, j’avais un phénomène en face de moi, qui me racontait des histoires incroyables, du haut de son un mètre cinquante talons inclus. Ses histoires étaient toujours impressionnantes. Elle était du genre à se perdre seule avec son chameau dans le désert, à être prise dans le courant d’une rivière glaciale ou à perdre ses clefs un jour férié. Elle s’en sortait toujours. Elle me racontait ses morts et ses vivants. Elle était pleine de vie.

Elle m’a réconciliée avec ma famille du côté de mon père. Je continue de m’emmêler les pinceaux avec mon arbre généalogique. Les hommes ont tous le même prénom. Louis fils de Jean. Pierre père de Paul. Paul fils de Louis. Jean frère de Pierre. Elle m’a confirmé que ma grand-mère était odieuse (un jour, je parlerai de ma grand-mère odieuse) en me racontant le mariage de mes grands-parents. Elle était proche de mon grand-père, j’ai cru comprendre qu’ils ont plus ou moins été élevés ensemble. Le jour du mariage de mes grands-parents, ma grand-mère lui a dit « Vous êtes née en 1922. Je suis votre aînée d’un an. Vous me devez donc le respect. » Ca, c’est signé ma grand-mère. C’est typique de ma grand-mère. Lorsqu’elle me parlait de Daddy, elle n’avait que des mots gentils : « Ton grand-père était le seul, je dis bien le seul à se souvenir de tous les anniversaires, à écrire systématiquement une carte de vœux et à correspondre et téléphoner assidument. Tu sais bien comme notre famille est tentaculaire, je te laisse calculer son budget pour les timbres-poste et les communications téléphoniques. C’était une mémoire phénoménale. Il connaissait tous les anniversaires. » J’imagine quelque chose comme 10 + 14 + 7 + 8 + 9 + 11 + 6 anniversaires à se souvenir. Sacré Daddy.

Elle m’a raconté le droit de vote. Elle m’a raconté le permis de conduire. Elle m’a raconté les camps de concentration. Elle m’a raconté les Allemands. Elle m’a raconté les chiens des Allemands. Elle m’a raconté les trains pour l’Allemagne. Elle ne m’a pas raconté la Libération. Elle m’a raconté le Club Alpin, les excursions, l’équitation, la natation, la marche à pied. Elle m’a raconté l’enfance de ses neveux, ses enfants par procuration. Elle m’a raconté l’an 2000.

Elle m’apprenait plein de choses. Elle était très au fait des actualités. C’est elle qui m’a expliqué ce qu’était la Cop 21. Elle me parlait d’Obama, de Trump, du Brexit, d’Hidalgo, des voies sur berge, de Hollande, de Macron, de Le Pen.

On est allées voter ensemble. On avait prévu de déjeuner chez moi ce jour-là. Mes parents et moi sommes allés la chercher en voiture. Elle nous a demandé si ça ne nous dérangerait pas trop de l’accompagner jusqu’au bureau de vote, en raison de sa patte folle et de sa canne. On a tous levé les yeux au ciel en disant d’une même voix « Mais non voyons c’est normal, on va vous accompagner voter, c’est tellement important ! ». Je m’en souviendrai toute ma vie. Je me souviens d’elle me disant si je pensais comme elle : il faut voter Macron et pas Le Pen. Je lui ai répondu que mon avis ne comptait pas, et qu’elle devait choisir elle-même son bulletin. Elle m’a de nouveau demandé si je votais Macron. J’ai murmuré un « La question ne se pose même pas » en souriant. Nous sommes arrivées dans le bureau de vote plein comme un œuf. Elle s’agrippait à la fois à sa canne, à sa carte d’électeur et à sa carte d’identité. Elle avait peur de les perdre. Je lui ai suggéré de les laisser dans son sac à main et de les sortir au moment venu, mais elle refusait. A notre arrivée, au son de sa voix (les voix des vieilles dames nées en 1922 sont universellement reconnaissables), tout le monde s’est retourné sur son passage. Tout le monde lui a dit de passer en priorité. Une femme enceinte au bord de l’implosion (on voyait presque la tête de son bébé dépasser) a lourdement insisté : « Madame, je vous en prie, passez devant moi. » Madame a pris les deux bulletins de vote. Madame m’a dit devant tout le monde, avant d’entrer dans l’isoloir (alors que ce n’est pas très politiquement correct) qu’il était hors de question de voter pour « cette folle ». J’ai jeté un rapide coup d’œil aux assesseurs afin de savoir si je pouvais l’accompagner dans l’isoloir, on m’a répondu par signe de tête un « Mais oui bien sûr ». Elle a choisi Macron. Nous sommes sorties. Elle a insisté pour je ne sais plus quelle raison (la vérification de la carte d’identité ?) auprès des assesseurs, qui, eux, répondaient un « Non non ne vous inquiétez pas ». Nous sommes sorties devant une haie d’honneur, elle tremblotante comme une feuille en s’appuyant tant bien que mal sur sa canne ; moi derrière elle, lui passant le bras au milieu du dos, au cas où. En quittant le bureau de vote, nous avons croisé des parents disant à leurs jeunes enfants « Arrêtez de courir, vous allez bousculer la dame. » C’était une dame pour qui faire cent mètres à pied relevait du miracle. La faute, sans doute, aux péripéties vécues durant les quatre-vingt-dix dernières années. La haie d’honneur s’est refermée après son départ. Tout le monde pouvait de nouveau respirer, même la future maman dont le bébé était au bord du goulot. J’étais émue de cette scène. J’étais émue de la voir sortir de chez elle, elle qui avait si peur de tomber dehors (elle est tombée un milliard de fois à cause des vélos, trottinettes, chiens tenus en laisse, marchepied de bus et compagnie). J’étais émue qu’une dame de quatre-vingt-douze ans insiste lourdement pour faire ce qui était à ses yeux son job : voter.

Certains étés, elle se mettait au vert, dans un monastère en région parisienne. Mes parents et moi allions parfois lui rendre visite. On se promenait dans le jardin du domaine, on déjeunait tous ensemble, avec les autres résidents, un peu comme une colonie de vacances pour adultes. Certains faisaient une retraite spirituelle, d’autres voulaient juste passer l’été au calme, loin de l’agitation, sans forcément suivre les rites des sœurs vivant ici à l’année.

Je leur ai envoyé un mail le lendemain de sa mort. Je n’ai pas eu de réponse, mais ce n’est pas grave. J’ai le sentiment d’avoir fait mon job. Je leur ai dit précisément :

« Madame, Monsieur,

 

Je vous écris pour vous informer du décès de ma grande tante, Madame X née Y, qui est venue séjourner à plusieurs reprises au sein de l’abbaye. Elle appréciait beaucoup cet endroit et la compagnie des sœurs comme des pensionnaires. J’ignore si elle a pu vous remercier à l’issue de ses séjours, aussi je me permets de vous remercier en son nom pour votre hospitalité et votre gentillesse.

Je vous remercie de bien vouloir avoir une pensée pour elle dans vos prières.

Bien sincèrement,

L’Averse »

 

Elle est morte joliment. Elle appréhendait la mort avec sérénité. Elle espérait devenir centenaire. Je l’espérais aussi. On parlait de la fête qu’elle organiserait. Du champagne coulerait à flot. On serait de nombreux membres de la famille à être réunis. Les descendants de Jacques fils de Paul, de Paul fils de Pierre, de Pierre fils de Jean, de Jean fils de Jacques, de Louis fils de Paul, d’Henri fils de Louis et de Louis fils de Pierre. Aujourd’hui, on est des dizaines et des dizaines à porter notre nom. Elle nous connaissait tous, au moins de nom. Elle me disait espérer ne pas mourir violemment. Elle avait très peur de salir ses tapis en mourant. Elle craignait les chutes, l’impossibilité de se relever, et la mort lente et douloureuse, seule sur son parquet. Parfois, elle me disait « Si je meurs sur le parquet, c’est froid mais ça ne salit pas, par contre, si je meurs sur un tapis, je risque de le souiller, mais ça serait plus agréable grâce au tissu ». Je lui répondais à chaque fois « Je suis sûre que vous allez mourir dans votre sommeil, ou bien d’un arrêt cardiaque immédiat et que tout sera très propre. » Elle avait très peur de mourir salement et de causer des tracas à la personne en charge de nettoyer après la découverte de sa dépouille. Je répondais systématiquement la même chose : « Ne vous inquiétez pas pour ça, c’est un détail. Nettoyer après la mort de quelqu’un, hors scène de crime, c’est un détail. » Elle me serrait fortement la main en souriant « Ma chère Averse tu es bien gentille de me rassurer ».

 

Je ne lui ai jamais vraiment parlé de Monsieur. Je crois qu’elle savait que j’ai un fiancé, mais ils ne se sont jamais rencontrés. J’éprouve une forme de pudeur vis-à-vis des personnes âgées. Je n’assume pas le fait d’être amoureuse de quelqu’un sans être mariée, seulement et uniquement quand la personne en face de moi a un âge raisonnable pour ne pas dire vénérable. Si mes grands-parents étaient encore en vie, je ne sais pas s’ils connaîtraient Monsieur. Mes vieilles personnes à moi, mes grands-parents, ma grande tante, mes grandes tantes de Russie, sont toutes d’un autre temps, d’un temps où il était impossible de vivre avec quelqu’un sans être marié. J’ai toujours eu énormément de respect pour eux, on m’a toujours appris à ne pas brusquer ou choquer les aînés. Alors, dans les faits, je suis amoureuse de quelqu’un mais je ne rentre pas dans les détails. Elle a rencontré Monsieur le jour de son enterrement. Je lui ai demandé s’il était d’accord pour venir avec ma mère et moi. Il savait que je l’aimais beaucoup, je lui en parlais très régulièrement. Il est venu. De la même manière qu’avec ma tante Katia, il a rencontré ma grande tante paternelle dans une église, le corps caché entre quatre planches.

C’était une mort assez improbable. En la quittant, le jour de notre dernier goûter, j’ai eu la sensation de la voir pour la dernière fois. Je n’ai pas voulu la serrer dans mes bras encore plus fort qu’à l’accoutumée. Je n’ai pas voulu lui faire un câlin plus long que d’habitude. Elle me tutoyait, je la vouvoyais, mais on se serrait fort dans nos bras en guise d’au revoir. Elle m’a raccompagnée jusqu’à son ascenseur, en claudiquant avec sa canne. Je lui ai adressé un grand sourire en lui disant à bientôt. Je suis arrivée au rez-de-chaussée. J’ai hésité à aller à la loge. J’ai hésité un jour ou deux. J’y suis retournée. Je suis allée voir la concierge, je lui ai dit être la petite nièce de Madame X (c’est plus simple à expliquer que « la petite fille du cousin germain de Madame X ») et m’inquiéter pour son état de santé. Je lui ai laissé mon numéro de téléphone en lui disant « Vous pourriez me prévenir si jamais il se passe quelque chose de grave ? »

J’ai toujours été inquiète qu’elle puisse mourir sans que je le sache. Mon nom figurait dans son carnet d’adresses aux mille personnes. Malgré notre proximité, j’étais un nom parmi tant d’autres. Elle me parlait régulièrement d’autres membres de notre famille, j’en ai rencontré certains, mais aucun membre de ma famille directe (exception faite pour ma tante) ne côtoyait la cousine germaine de mon grand-père. Je suis donc allée rendre visite à la loge. J’ai donné mon numéro. On ne m’a jamais appelée.

 

Un jour, ma mère, par acquis de conscience, a dit à ma grande tante « Vous savez, si un jour vous avez un souci, un problème d’intendance, peut-être que ce serait pratique pour l’Averse ou moi-même d’avoir le numéro de téléphone de l’un de vos neveux ». Elle a récupéré le numéro d’un inconnu de ma famille. Je l’ai contacté quelques semaines après ma dernière visite. J’ai téléphoné à ma grande tante pendant plusieurs jours, sans succès. La ligne de son portable était résiliée. Son téléphone fixe sonnait dans le vide. Je commençais à paniquer. J’ai téléphoné à son neveu (je ne sais même pas comment dire ce qu’il est par rapport à moi, je suppose mon grand cousin éloigné ou quelque chose comme ça). Je lui ai dit n’avoir aucune nouvelle de ma grande tante. Il m’a expliqué qu’elle se trouvait en maison de retraite depuis une durée très récente. J’étais autant soulagée que triste. Soulagée de la savoir vivante (j’avais une peur panique qu’elle soit morte sans que quiconque me prévienne, puisque ma famille paternelle n’a pas beaucoup de liens avec elle) et triste de la savoir partie de chez elle. Elle avait une aversion totale pour les maisons de retraite. Elle me disait que ce n’était pas pour elle, que cela ne lui convenait pas, que c’était pour les vieux en fin de parcours et que, son parcours à elle, elle voulait le finir chez elle, entre ses quatre murs, entourée de ses affaires. Je savais en parlant à mon grand cousin que c’était bel et bien la fin du sapin.

 

Je me disais toujours que j’irai la voir bientôt à la maison de retraite. Je reportais toujours ma venue. Le week-end prochain, j’irai. Le week-end prochain, j’avais une foultitude de choses à faire. La semaine prochaine, j’irai. La semaine prochaine filait à toute allure. J’irai bientôt. Promis, j’irai la voir bientôt. Pour l’unique fois de ma vie, rendre visite à ma grande tante me pesait et me contrariait au lieu de me mettre en joie. J’attendais toujours nos entrevues avec un grand bonheur, en sachant d’avance que je me régalerai en sa compagnie, que j’apprendrai de nouvelles choses, que je découvrirai de nouvelles anecdotes, qu’on se poilera de nouveau à fond les ballons. Ma grande tante et la maison de retraite, c’était une association d’idées qui fonctionnait mal dans mon cerveau.

Je reculais toujours pour venir la voir. J’ai reculé pendant un mois.

Un jour, par un heureux hasard, j’ai pensé à vous toute la journée. Le matin, en marchant dans la rue, je suis passée devant un fleuriste, dont les fleurs dégueulaient de beauté sur le trottoir. J’ai pensé à vous. Je me suis dit « Tiens, il faut vraiment que j’aille la voir avec de très belles fleurs ». J’étais en route pour voir mon grand cousin Olaf (le fameux). Après avoir discuté 5 minutes avec Olaf, je me suis mise à lui parler de vous. Je me souviens précisément ce que je disais « La cousine germaine de mon grand-père paternel est dans une maison de retraite et vu le personnage, c’est le début de la fin ». Je me souviens de son « Je suis vraiment désolé » et de mon « C’est rien, c’est la vie, c’est comme ça ». Je me souviens lui avoir dit quelle femme extraordinaire vous êtes. J’ai pensé à vous tout au long de la matinée. Dans le métro, par un heureux hasard de circonstances, je suis tombée nez à nez sur une affiche qui, là encore, me faisait penser à vous. C’était une publicité pour la Comédie Française, reprenant un dialogue de Shakespeare que j’adore : « Voulez-vous dîner avec moi ce soir ? » « Oui, si je suis vivant ». C’était typiquement vous. C’était typiquement votre humour. On partageait le même humour. C’est typiquement le genre de phrase que vous, comme moi, sommes capables de prononcer sur un ton très pince sans rire, face à un interlocuteur complètement décontenancé. J’ai vu cette pub. Je l’ai adorée. Je l’ai photographiée. J’ai pensé à vous. Le soir, en téléphonant à ma mère, je lui ai raconté tout ça. Je lui ai dit que vous m’aviez accompagnée toute la journée et que, c’était décidé, le week-end prochain, on irait vous voir toutes les deux dans votre maison de retraite. Ma mère et moi nous étions mises d’accord pour venir vous rendre visite dans les jours à venir. Lors de ma conversation téléphonique, j’ai entendu le petit signal sonore indiquant que je recevais un texto. J’ai attendu de terminer ma conversation pour le lire. J’ai lu ce message juste après avoir convenu de vous voir bientôt. Ledit message m’apprenait votre mort. J’ai passé la journée à penser à vous. J’ai passé la journée à prévoir de vous voir bientôt. J’ai convenu avec ma mère de notre prochaine entrevue. J’ai parlé de vous au moment même où j’ai reçu un message m’informant de votre décès. J’étais choquée, mais pas surprise. Rien n’arrive par hasard. J’ignore si vous vous en êtes rendue compte ou non, mais j’ai pensé à vous durant toutes vos dernières heures, en ignorant même que c’était terminé pour vous. L’ironie de l’histoire, car histoire il y a, c’est de prévoir pendant un jour entier une entrevue qui n’aura jamais lieu.

Je pourrai raconter encore beaucoup de choses, mais je ne sais pas par où commencer. Je prends juste note de cette ironie de l’histoire, qui vous aurait fait mourir de rire : j’ai pensé à vous et parlé de vous pendant un jour entier, et ce fut celui de votre mort.

 

Elle est morte paisiblement, en dormant. Elle est morte de la manière dont je lui disais. Je ne sais pas si j’en ai parlé autour de moi ou non (c’est un peu bizarre à dire), mais, à plusieurs reprises, avant sa mort, je priais parfois pour qu’elle survienne de manière douce. Je priais en pensant « Faites qu’elle meure en toute quiétude. Faites qu’elle meure sans douleur. Faites que sa mort lui soit douce et belle. »

Je priais, je priais pour sa mort toute douce, et c’est précisément ce qui est advenu : elle est morte en dormant. Aucun tapis sali. Aucun parquet enfoncé par une chute. Aucune blessure. Aucune douleur. Juste du sommeil.

Je ne pourrai jamais savoir si mes prières ont été exaucées ou s’il s’agit d’un heureux hasard. Je considère juste que si job à faire il y avait, alors j’ai bien bossé.

Je me réjouis de l’avoir connue. C’est exactement comme pour la sœur de ma mère : le bonheur de l’avoir connue est supérieur à la tristesse engendrée par sa mort. Elle fait partie des plus belles rencontres de ma vie. Avoir eu une grand-mère de substitution pendant les premières années de mon âge adulte est un cadeau inestimable. J’espère que son souvenir continuera de me guider pour le reste à venir.

Elle supposait régulièrement « Peut-être que tu fêteras tes cent ans sur la lune, je l’espère en tout cas ». Si ça arrive, promis, je vous citerais dans mon discours.

Chère Taja, je pense bien à vous. Je vous embrasse, je vous prends dans mes bras et vous serre contre mon cœur. Aujourd’hui, si ma mémoire est bonne, vous étiez née le 6 août (ou alors c’est le 8, le 16 ou le 18 août, les dates et moi, c’est comme les chiffres, ça reste du domaine du conceptuel et non du rationnel), aujourd’hui donc, ou peu importe quand, mais en août, j’en suis certaine, aujourd’hui ou un peu plus tard, vous auriez eu 97 ans. Bon anniversaire de l’autre côté de l’univers. Je vous écris d'ici, assise dans mon salon, une bougie allumée à côté de moi, en la soufflant pour vous. Je vous aime, je vous remercie et je vous souhaite un joyeux anniversaire.

 

30 juin 2019

# 20

Avant, avant d’emménager avec Monsieur, je me souvenais régulièrement de mes rêves. Le matin, en prenant le petit-déjeuner, j’avais l’habitude de raconter mes rêves à ma mère, qu’il s’agisse de choses complètement farfelues ou de rêves semblant être réalistes. Depuis qu’on vit ensemble, j’ignore pourquoi (avoir changé d’appartement ? ne plus dormir seule ? avoir conscience que quelqu’un est à côté de moi pendant mon sommeil ? avoir un autre rythme de vie ?), mes rêves disparaissent à mon réveil. Certaines bribes persistent de temps en temps, mais c’est très rare.

L’autre nuit, j’ai dormi seule, chez mes parents, et, bizarrement (ou naturellement ?), j’ai rêvé. A mon réveil, je me suis souvenue avec grande précision de tout mon rêve. Il doit être dans mon top 10 de rêves étonnants (je me souviens de certains rêves ayant eu lieu lorsque j’étais en primaire ou au collège, qui, eux aussi, étaient très étonnants).

Je le raconte ici pour en garder une trace écrite. C’était d’ailleurs plus un cauchemar qu’un rêve, mais je l’ai trouvé très intéressant (je dirai même : très parlant).

 

J’étais la personne que je suis dans la réalité : même identité, même caractère, même histoire, même physique. J’étais une espionne pour « l’Occident ». Je ne me souviens pas si je travaillais pour la France, la Grande Bretagne ou un autre pays européen. Je sais juste avec certitude que j’étais espionne pour une démocratie actuelle. J’assistais à un sommet ou à une grande conférence, dont les deux acteurs principaux étaient la Syrie et la Russie. Poutine et Bachar en étaient les dirigeants. J’ignore si mon rêve se passait en 2019 ou ultérieurement. Aucune date, aucun repère chronologique n’existait.

J’assistais donc à ce sommet. J’étais dans un grand amphithéâtre, rempli de personnes en costards. Des intervenants montaient sur une estrade et parlaient de choses et d’autres (je ne m’en souviens plus en détail) sur la Syrie et la Russie. Ma mission était autant simple que compliquée : rendre compte minutieusement de tout ce que je voyais. Qui parlait. Qui disait quoi. Qui s’asseyait à côté de qui. Qui serrait la main de qui. Qui sortait fumer une clope avec qui. Qui allait aux toilettes un peu trop longtemps. Qui jetait un regard discret à qui. Qui était rivé sur son téléphone. Qui était stressé. Qui était serein. Qui transpirait à grosses gouttes. Qui affichait un sourire carnassier. Qui était victime. Qui était le boss. Je devais être (sans jeu de mots) l’œil de Moscou.

Il ne fallait pas que je me fasse choper. Il ne fallait pas qu’on (qui est on ?) réalise que je vienne en tant qu’espionne, pour observer et tout décortiquer. J’ignore quelle était ma couverture, mais j’en avais une. Je devais me fondre dans la masse et être la plus ordinaire possible, n’éveiller aucun soupçon.

A un moment donné (il n’y a pas de suite logique avec l’assemblée où je me tenais), des ennemis (des Russes ? des Syriens ? des Américains ? des Chinois ?) me font faire une visite guidée de leurs prisonniers politiques. Ils (les ennemis) m’accompagnent dans un endroit surveillé, ressemblant plus à un camp de travail qu’à une prison. Je vois de très nombreuses femmes habillées avec un code couleur uni (il y avait des femmes habillées en jaune, en violet, en rouge, en bleu), afin de pouvoir les reconnaître facilement. On m’expliquait également que les couleurs étaient volontairement très vives afin qu’elles ne puissent pas s’enfuir (difficile de se cacher en étant habillée en jaune poussin des pieds à la tête). Les ennemis me racontent qu’elles luttent pour l’avortement, qui est désormais interdit. Je me dis dans ma tête (ou bien est-ce à mon réveil ?) que la situation ressemble à la série The Handmaid’s Tale. Je deviens très mal à l’aise vis-à-vis de cette visite guidée. Je la perçois comme étant un avertissement de la part de mes ennemis, qui, je crois, commencent à se douter que ma couverture n’est qu’une couverture. J’essaie de rester indifférente pendant toute la visite du camp de travail, alors que je suis dans mon pays (lequel ?) une fervente partisane du droit à l’avortement. Je fais comme si tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes alors que je voudrais que ces femmes soient immédiatement libérées et expatriées en Europe en tant que réfugiées politiques.

Je retourne dans l’assemblée, pour écouter la conférence. Au fur et à mesure des discours présentés, des énormes gardes viennent arrêter différents intervenants et différents auditeurs, de manière arbitraire. Les conférences continuent, avec ces arrestations régulières en fond sonore. Personne ne proteste, tout le monde fait comme si tout allait bien dans le meilleur des mondes. Certaines personnes sont tuées au cours du sommet, dans la salle, sous nos yeux. Il ne s’agit pas d’attaque terroriste : les personnes tuées sont choisies avec soin par le pouvoir. Je commence à me sentir de plus en plus mal, je crains d’être découverte. J’essaie de rester imperturbable mais je sais que mon angoisse est visible. Mes chefs (français ? anglais ? européens ?) m’avaient donné des boîtes de pastilles contre les maux de gorge. Ces pastilles étaient en fait du cyanure. Mes chefs m’avaient expliqué qu’en cas de problème majeur, je devais me suicider avant de tomber aux mains des ennemis, pour ne pas livrer de secrets d’Etat.

Je prends une pastille. Aucun effet ne se produit. Plusieurs personnes s’approchent de moi et me demandant « Madame l’Averse, pourquoi prenez-vous subitement des médicaments alors que vous êtes en pleine forme ? Vous n’avez pas toussé depuis le début de la conférence. »

Je comprends que je suis piégée et que je me suis trahie avec ces pastilles. Je comprends qu’on a échangé mes pastilles de cyanure contre des véritables pastilles contre le mal de gorge. Je comprends que je vais mourir, non pas grâce à mes pastilles, mais à cause des mecs autour de moi.

Je bafouille que j’ai la gorge qui gratte, d’où les pastilles, sans réussir à être convaincante. Je suis grillée. On m’arrête.

Je découvre que l’une de mes cousines (qui existe vraiment dans la réalité) est à la solde des Russes. Elle me dit devoir me tuer, pour prouver son allégeance au pouvoir. Je lui explique que je comprends tout à fait, et que je préfère être tuée par elle que par quelqu’un d’autre. D’une part, je termine ma vie en famille, d’autre part, comme nous nous apprécions beaucoup, elle me tuera de manière propre et rapide, sans trop me faire souffrir. Je lui explique tout cela, en lui disant de me tuer rapidement, pour ne pas qu’une autre personne s’en charge en me torturant. Je lui explique ne pas avoir trop peur de mourir mais d’être terrifiée par la torture, la douleur, l’humiliation et la prison. Je lui demande de se magner les fesses car quelqu’un d’autre peut venir prendre le relais à n’importe quel moment. Elle me dit ne pas réussir à accepter de me tuer, mais qu’elle sera elle-même tuée si elle n’accomplit pas sa tâche. Je rétorque avoir peut-être des pastilles dans mon sac qui fonctionnent réellement. Elle répond que si j’en prends, ce sera un suicide de ma part, et non pas un assassinat de la sienne, et qu’elle aura donc des problèmes puisque ma mort doit découler de ses mains. Les ordres sont formels. Son but n’est pas que je sois simplement morte, mais que je sois tuée par elle-même. Elle continue en me disant hésiter énormément, ne pas savoir quoi faire, ne pas savoir comment procéder, ne pas savoir comment choisir entre son amour de presque sœur à mon égard et son devoir envers son engagement moral et politique. Je réponds un magnifique « Bon bah on fait quoi alors, il faut se dépêcher là »

Et je me réveille. J’ouvre les yeux. Je vois mon lit. Je me réjouis de n’avoir vécu qu’un simple rêve, et non pas une situation réelle. Je pense à ma cousine qui est à la solde des Russes et je rigole, la tête encore posée contre mon oreiller. J’hésite à lui dire plus tard dans la journée en l’appelant ou en lui envoyant un texto (elle pourrait se vexer de son rôle dans mon rêve). Je trouve mon rêve intéressant. Angoissant mais intéressant. Je me dis (toujours au fond du lit) qu’il faut impérativement que je le retranscrive rapidement par écrit, pour m’en souvenir. J’ai une pensée pour les femmes aux Etats-Unis, je me dis l’espace d’un instant « Mais quels cons en Alabama. »

Ma journée se déroule tout à fait normalement. Comme souvent après un cauchemar, je me réjouis de ma vie. Je me réjouis souvent de ma vie (cela ne veut pas dire que je cauchemarde souvent). Je me fais la réflexion que le Bureau des Légendes a peut-être trop d'impact sur mon inconscient.

22 mai 2019

# 19

Cet article a été trouvé derrière les fagots de mon ordinateur, entre deux documents word qui se battent en duel.

Souvenirs qui me font mourir de rire (sans aucun ordre de préférence).

 

-       La résurrection de mon grand cousin Raoul (commençons bien)

 

Raoul qui ne s'appelle pas Raoul pour de vrai mais qui a tout de même un prénom relevant du spectaculaire est un cousin éloigné de ma mère. Je n'avais jamais rencontré Raoul et j'étais persuadée qu'il était mort (tout le monde parlait de Raoul au passé ou, pour être plus exacte, beaucoup de personnes avaient oublié Raoul).

Un jour à Moscou, ma grande tante Liouba me demande comment va Raoul. Je lui réponds lapidairement "Bah Raoul est mort !". Liouba se trouve un peu attristée puisqu’elle a connu Raoul dans une autre vie. Elle me demande les circonstances de sa mort, quand a-t-il disparu, si je suis allée à son enterrement... Elle souhaite vraiment s'assurer que je ne confonde pas avec quelqu’un d’autre (notre famille étant tentaculaire). Je lui jure sur mes grands dieux que vraiment, Liouba, promis, je te jure, Raoul est mort. 

Je poursuis en disant que j'ignore la date exacte de sa mort mais que ça doit remonter à loin, que je ne l'ai jamais rencontré et que je ne suis pas allée à son enterrement. Liouba finit la conversation par un "Seigneur, pauvre Raoul".

A mon retour en France, je suis invitée à un mariage d'une obscure cousine très très très éloignée. J'entends qu'un certain Raoul est là. Mes oreilles se dressent : il n'existe qu'un seul spécimen raoulien dans mon arbre généalogique. Je frôle la syncope mentale, car ce n’est pas tous les jours qu’on assiste à la résurrection de Lazare. J’entraperçois ledit Raoul. Je m’approche de lui. Nous nous présentons mutuellement. Raoul est très gentil, on échange quelques mots. N'y tenant plus je lui dis "Ah, quelle joie de te savoir vivant, je t'ai enterré auprès de Liouba, je te croyais mort. Elle sera ravie de te savoir ressuscité."

Raoul rigole et me dit "Oh mais quand même j'ai eu une leucémie donc tu n'étais pas dans le faux."

Quelques temps après le mariage, j’écris un mail à deux personnes de ma famille en Russie, pour leur demander de transmettre à Liouba l’info suivante : ALERTE A TOUTES LES VOITURES, JE REPETE, ALERTE A TOUTES LES VOITURES, RAOUL NE SE FAIT PAS CROQUER LES EXTREMITES PAR DES VERS DE TERRE, IL EST VIVANT.

J’ai quand même écrit une petite lettre à ma chère Liouba en lui expliquant (entre autres) que j’étais désolée de m’être lamentablement plantée sur l’existence de Raoul (mais que, comme il le dit si bien, quand même, il avait eu de gros soucis de santé et avait salué la mort de près, donc on n’était pas loin de la vérité). J’ai revu Raoul une fois, par hasard, dans le métro, alors qu’il habite à mille milliards de kilomètres de Paris. Nous avons discuté quelques instants. Nous nous sommes mutuellement dit (et nous le pensions vraiment) que nous étions ravis de nous revoir. Depuis ce mariage, dans mon esprit, Raoul est mon grand cousin ressuscité.

 

-       La sidération du milkshake

Au tout début de ma relation avec Monsieur (en 1923, donc), nous avions l’habitude d’aller prendre un goûter dans des chaînes de restauration rapide (depuis, nous sommes devenus snobs, on préfère les vrais salons de thé). Je crois me souvenir que ce jour-là, nous étions encore au tout début de notre histoire. Le stade « j’ai mal au ventre car je n’arrive pas à faire caca / j’ai le nez qui coule et pas de mouchoir / j’ai des poils incarnés et ça me saoûle » et autres joyeusetés de ce type n’était pas encore atteint. J’étais au contraire dans l’ambiance princesse inaccessible et mystérieuse. Les simples mots « morve » ou « éruption cutanée » ne faisaient pas partie de mon vocabulaire devant Monsieur. J’entretenais le mystère. Un satané milkshake a foutu en l’air toute mon aura charlottegainsbouresque (elle a longtemps fait partie de mes idoles). Je buvais donc un milkshake, en ayant retiré le petit couvercle cartonné (sacrilège). Ce qui devait arriver arriva. Je me suis retrouvée avec ma boisson sur le menton, dans les cheveux et sur mon tshirt. Au lieu de réagir comme une personne normalement constituée (rigoler et/ou râler et/ou éponger la boisson), j’ai mis plusieurs minutes à percuter que je n’étais pas LA SEULE à voir que je venais de faire une bêtise. Je faisais COMME SI TOUT ALLAIT BIEN, alors que non (vraiment, non). Monsieur continue des années après à en éclater de rire : apparemment, je faisais tellement semblant d’être la petite-fille secrète de Catherine Deneuve que mon visage demeurait impassible comme si de rien n’était (en vrai, j’étais absolument morte de honte et je me disais que Charlotte Gainsbourg n’avait jamais dû gaffer à un rendez-vous amoureux, et qu’il n’y avait donc aucune solution gainsbouresque à ma portée).

 

-       La marmite de la honte (en pendant avec la sidération du milkshake)

Il faut savoir d’emblée que j’ai failli faire pipi dans ma culotte lors de l’épisode de la marmite sans fond (plus grand fou-rire de mon existence – j’ai frôlé la crise d’asthme ainsi que les côtes cassées en plus du presque pipi).

Monsieur et moi étions à Berlin. C’était en février. Il faisait un froid de gueux. Nous nous sommes retrouvés par hasard dans un quartier très excentré (ou bien, au contraire, nous voulions aller au fin fond du monde berlinois, je ne m’en souviens plus avec précision). Nous mourrions de faim. Nous sommes tombés sur un petit restau asiatique, dont l’équipe ne parlait pas un mot d’anglais. Les vendeuses parlaient peut-être (sans doute ?) allemand, mais ni Monsieur, ni moi ne pratiquons la langue du pays des dirdnl. La commande en elle-même était épique. Nous étions derrière le comptoir, pointant du doigt ce que nous souhaitions consommer. C’était déjà un sketch en soi. Je n’explique pas la difficulté à communiquer, alors que nous pointions précisément ce que nous souhaitions acheter. Vint le moment de payer. J’ai vu la scène au ralenti, comme dans les films. J’ai vu ce qui allait se passer. Je ne sais plus si nous avons payé chacun notre part ou si Monsieur a payé pour nous deux. Là n’est pas la question. Il a posé un billet sur la partie plate de la vitrine, qui recouvre légèrement la première rangée des plats préparés exposés à la clientèle. Il a rajouté une pièce d’un euro. Il l’a faite glisser comme un frisbee. Il n’a pas posé la pièce de manière strictement verticale. Il n’a pas non plus jeté la pièce négligemment (Monsieur est poli !). Il l’a posé rapidement, comme si elle lui échappait des mains. La pièce est tombée. Dans une marmite fumante. J’ai littéralement vu la scène au ralenti. Le vol plané de ce pauvre petit euro. La chute vertigineuse du sou dans la marmite. Le visage horrifié de mon mec, qui présente ses excuses dans un mélange approximatif d’anglais d’allemand d’espagnol d’italien et de français (c’est l’émotion). Les pauvres vendeuses qui sont stupéfaites et ne savent pas quoi faire (il leur manque un euro pour la caisse et le contenu de la marmite est contaminé par une pièce sortant dont ne sait où !). L’une des deux vendeuses prend l’initiative de partir à la pêche à la pièce, dans la marmite sans fond. Un premier coup de louche : rien du tout. Un deuxième coup de louche : toujours rien. Elle touille, elle touille, elle touille. Je pleure de rire, je pleure de rire, je pleure de rire. Lui est en état de choc, il n’y a littéralement plus personne dans son cerveau, son regard montre qu’il rêve de mourir d’un AVC dans la minute, qu’il n’espère qu’une chose : disparaître sous terre. L’expression « touche le fond mais creuse encore » n’a jamais été aussi bien trouvée que pour la récupération de cette petite pièce. Trente-sept coups de louche plus tard (cette soupe à la pièce devait être un véritable bouillon de culture), l’euro sort tout fumant de la marmite (c’est tout juste s’il n’était pas décoré de vermicelles chinois). Il rentre sagement dans la caisse. Nos plats sont prêts. On nous sert dignement notre repas. Grosse ambiance dans le bouiboui : les vendeuses font la tronche (normal), Monsieur a envie de se suicider de honte (normal), je frôle la crise d’asthme de rire (normal). Plus je ris, plus il a honte, plus elles font la gueule, plus je ris, plus il a honte, plus elles font la gueule. Il a mangé ventre à terre (il ne voulait pas s’éterniser), tandis que je n’arrivais pas à déjeuner, la faute au fou-rire.

En cadeau bonus : Monsieur a un côté assez chochotte de l’hygiène (alors que moi, j’ai un génome russe, rien ne me fait peur). Il était horrifié par la marmite dont le contenu était, à ses yeux, souillé par l’euro. Il tombait dans des considérations hautement philosophiques, me disant qu’il avait gâché une marmite entière, que la confection du plat avait coûté bien plus d’un euro et que les vendeuses devraient jeter tout le plat pour ne pas contaminer les futurs consommateurs. Je lui répondais au contraire qu’elles ne jetteraient pas la marmite car ça coûterait trop cher en terme de temps et d’argent de tout recommencer et que, ni vu ni connu, les autres clients prendront de la soupe à l’euro. Il avait peur de créer une épidémie de gastro dans le périmètre du restaurant. Je lui rétorquais que les vrais durs à cuire ont un système immunitaire pouvant supporter une soupe à l’euro, et que, ceux qui ne peuvent pas survivre ne vont de toute façon pas s’encanailler dans un bouiboui vide de monde (nous étions les seuls clients).

 

-       Le miroir qui n’avait rien demandé à personne

Il y a un peu moins d’un an, pour le travail, je devais prendre un train à 6h00 du matin. Je me suis réveillée à 5h00 du matin, plus morte que vive. Je marchais au radar. En me brossant les dents, j’ai oublié de me souvenir qu’on recrachait le dentifrice dans le lavabo. J’ai donc maculé de dentifrice le miroir de la salle de bain en recrachant devant moi, alors que j’étais en train de regarder ma tronche. Et j’ai mis quelques instants avant de comprendre qu’il y avait un petit couac (je relevais plus du zombie que de l’être humain). Après avoir compris que j’étais assez neuneu et surtout pas réveillée, j’ai grossièrement rincé le miroir (je ne voulais pas être en retard, mais je ne souhaitais pas laisser la salle de bain dans un état désastreux). J’étais toujours autant au radar. C’est-à-dire qu’au lieu d’éclater de rire immédiatement après avoir pris connaissance de ma bêtise, il m’a fallu être réveillée pour prendre conscience du comique de la situation. D’où mon fou-rire, seule, dans la gare, une heure plus tard, sous les regards incrédules des autres voyageurs.

9 avril 2019

# 18

Je prévois de revenir ici bientôt (bientôt...).

J'ai emménagé avec Monsieur.

J'ai quitté mes parents (enfin, soyons réalistes : j'ai quitté le quai en souriant à mon beau-père et en lui adressant un petit geste de la main, tout en me roulant par terre de douleur à l'idée de ne plus vivre avec ma mère - nous avons ce qu'on peut appeler une relation fusionnelle (j'ai longtemps rêvé mourir avant ma mère pour ne pas connaître la douleur de la perdre) (Babar et Bambi sont des traumatismes non terminés) (je sais je suis folle)).

On s'appelle une à plusieurs fois par jour elle et moi, mais j'essaie de faire ça en cachette de Monsieur pour ne pas qu'il pète un plomb. Mon beau-père, je l'appelle une fois de temps en temps, il est blasé, on s'aime quand même.

Jusqu'à présent, vivre avec lui était conceptuel. Bien sûr, j'avais ses clefs, bien sûr, j'allais chez lui toutes les semaines, bien sûr, j'avais de la place pour y mettre mes affaires, bien sûr, je me sentais bien avec lui. Mais je n'avais pas compris ce que signifie vivre avec quelqu'un.

Et je m'en réjouis. Pour des choses débiles.

Je me réjouis de le retrouver le soir en rentrant à la maison. Je me réjouis de dire "chez nous", "notre chambre", "à la maison". Je me réjouis de ces moments inutiles passés ensemble, tels que faire la vaisselle (ô joie), suspendre le linge (ça je préfère) ou préparer le repas (c'est plutôt lui qui gère, j'aime moyennement cuisiner, ou, pour être plus exacte, je sais faire à manger mais je ne cuisine pas). Je me réjouis de nos fous rires quotidiens. J'ai pris connaissance hier soir de la médiocrité de l'insonorisation, en entendant les ébats amoureux de mon voisin du dessus. Ayant un rire cataclysmique (et riant aux éclats plusieurs fois par jour), j'ai très peur qu'il me déteste dès à présent (il y a quand même des soirs où je me tape un fou rire à 1h30 du matin...). Je me réjouis de notre lit MERDIQUE qui me procure un mal de dos PHENOMENAL (j'ai un dos de vieille dame pleine d'arthrite et un matelas premier prix, les deux ne font pas bon ménage), parce que, malgré tout, on dort ensemble chaque nuit. Je me réjouis aussi (mais je râle quand même) de son habitude nocturne qui consiste à se rouler sur moi en dormant ou même, carrément, à mettre son bras sur ma tête pendant qu'il dort (et je ne me plains pas de son habitude à prendre toute la couette, s'il n'y avait que ça tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes). Une nuit, j'ai gueulé un "PUTAIN MAIS TU TE FOUS DE MA GUEULE ARRETE DE FAIRE COMME LES CHATS EN TE VAUTRANT SUR MOI TU M'ECRASES EN PLUS TU PRENDS LES TROIS QUARTS DU LIT IL Y EN A QUI VEULENT DORMIR AUSSI MERDE ALORS TU FAIS CHIER" (ça l'a mollement réveillé). (Un jour, ou plutôt une nuit, je ferai des photos de lui affalé sur moi pour avoir la preuve formelle qu'il est nuitamment le roi des emmerdeurs). (Heureusement, de jour, ça va, il est vivable).

Je me réjouis aussi de ce nouvel endroit. Découvrir ce quartier. Rencontrer des personnes. Dénicher de bonnes adresses. Me promener dans les rues d'à côté. Admirer les façades. Créer de nouvelles habitudes.

Ouvrir un nouveau chapitre de ma vie.

Pour l'instant, je suis assez fatiguée de tout ce remue ménage, notre appartement dégueule de cartons, on a un milliard de choses à faire, on avance à la vitesse d'un escargot, on doit vider nos comptes en banque pour des conneries, mais je suis vraiment heureuse.

J'ai revu une très bonne amie, nous ne nous étions pas vues depuis presque un an, malgré nos appels et textos réguliers. J'était en phase Cartons Leroy Merlin Vaisselle à Emballer (au niveau maximum). J'avais littéralement des cernes jusqu'au nombril.

En la rejoignant dans la file de l'expo que nous allions voir, elle s'est adressée à moi en me disant "Tu n'as jamais été aussi belle" (c'est l'effet Leroy Merlin).

 

14 janvier 2019

# 17

Janus aux deux visages me revient en tête. Je ne me souviens ni du contexte, ni du lieu, ni de mon âge. Mon père était féru de mythologie gréco-romaine. Parfois, il me parlait des dieux et déesses, en me racontant leurs aventures, leurs signes distinctifs, leurs guéguerres de clocher, leurs alliances, leurs actes de bravoure, mais aussi leurs défaites. Un jour, peut-être était-ce dans un musée, chez un antiquaire ou devant un livre illustré, peu importe, un jour donc, mon père me parle de Janus aux deux visages. Je me souviens de l’étrangeté ressentie face à ce nouveau personnage mythologique que je découvrais. J’étais assez perplexe. Un poil effrayée. Je me souviens avoir pensé (j’ignore si je l’ai verbalisé auprès de mon père, ou si j’ai gardé cette pensée pour moi) que Janus aux deux visages devait avoir deux caractères opposés. Le jour et la nuit. Le bien et le mal.

Peut-être que Janus fait lui aussi des crises. Sans doute est-il parfois très gentil avec ses amis les autres dieux, avant de se rouler par terre de rage en hurlant et gesticulant. Peut-être que Janus était capable de tout détruire sur son passage avant d’implorer le pardon des autres.

Je crois me rappeler que tu m’as expliqué la raison pour laquelle Janus avait deux visages. Aujourd’hui, je ne me souviens pas de tes commentaires. Je me souviens simplement avoir été marquée par l’existence des deux visages de Janus, et de la probabilité qu’il soit un dieu invivable. Insupportable. Impossible à suivre.

Je ne suis pas une grande fan devant l’Eternel de mythologie gréco-romaine et d’Antiquité au sens large. Je ne vais pas au château de Saint Germain en Laye lorsque je n’ai rien à faire de mon samedi après-midi. Je ne lis pas de livres sur la Rome antique. Je ne pars pas en vacances en Grèce pour admirer les vestiges archéologiques. Je ne lis pas les auteurs classiques. Mais, les rares fois de ma vie où j’ai croisé un Janus aux deux visages, lors de mes études, dans mes bouquins ou dans de salles de musée, sur une céramique à figures rouges ou à figures noires, ou encore sur une pièce de monnaie, j’ai pensé à toi. Je pense systématiquement à toi, uniquement à toi, lorsque je suis face à un Janus aux deux visages. Je ne peux m’empêcher de commenter mentalement « Oh tiens, un Janus aux deux visages, comme Papa. »

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