Dans ma famille, la religion, c’est sacré. Il y a deux camps : ceux qui croient dans leur coin et qui n’emmerdent pas les autres (peu importe que « les autres » soient croyants ou non, pratiquants ou non, athées ou non, ou croient en un autre dieu que le leur) et puis ceux, bien sûr, bien sûr, qui sont des grenouilles de bénitier.
Evidemment, je me sens plus proche du premier camp que du second. Les grenouilles de bénitier m’ont toujours emmerdée et, sans doute à cause de leur rigidité et de leur conservatisme, je ne ressens aucun lien qui puisse m’unir à eux. Nous sommes de la même famille mais nous nous ignorons profondément. Nous n’avons aucune attache émotionnelle. Quand nous nous voyons, on discute de la pluie et du beau temps, on se passe le sel, mais on évite de parler de tout le reste. Le reste induisant par exemple : vivre en couple sans être marié (sacrilège), être favorable à l’avortement (quelle horreur) ou encore manger au Mcdo en période de Carême (enfer et damnation). « Quand nous nous voyons », ça remonte à une éternité. Je devrai même dire : quand nous nous voyions.
Heureusement pour moi, il y a plus de « ceux qui croient dans leur coin » que de « grenouilles de bénitier » parmi les membres de ma famille. Simplement, la connerie (monumentale) de l’équipe des grenouilles de bénitier vaut un mot compte triple dans le Grand Scrabble Familial, vis-à-vis de tous les autres.
J’ai toujours été intéressée par la religion. Je ne peux pas dire passionnée, mais intéressée. Je crois que je peux même dire que la religion fait partie de ma vie. J’ai été baptisée alors que j’étais bébé. C’était déjà la guerre entre mes parents (ils étaient encore ensemble) : mon père est de confession catholique, ma mère de confession orthodoxe. Elle a été d’accord pour céder sur le fait que je ne porte pas de prénom russe (il faut savoir qu’il y a une grande importance devant l’Eternel accordée aux prénoms russes du type Boris ou Natacha au sein de la communauté orthodoxe en France, sans doute en hommage à la diaspora des années 1920 – oui, c’était il y a un siècle, non, ce n’est pas si vieux que ça. Ou bien, a contrario, des personnes portant des prénoms internationaux, dont la version russe prévaut à l’oral, bien que les cartes d’identité soient françaises. Exemple : une dénommée Catherine sera systématiquement appelée Katia, une Anne, Anna, un Paul, Pacha, etc.). Pour ma mère, il était absolument hors de question que je sois une chrétienne catholique. Elle a été intransigeante là-dessus. Je ne sais pas s’ils ont dû parlementer et s’il a bien voulu céder ou si c’était couru d’avance qu’elle gagnerait ce round-là. Je pense qu’en pesant moins de 100 grammes à l’intérieur de son bide, elle devait déjà savoir que je serais élevée dans la foi russe, quoi qu’en dise mon père. Cela a plus ou moins emmerdé l’entourage de mon père (autres grandes grenouilles de bénitiers devant l’Eternel, mais catholiques cette fois – j’en parlerai une prochaine fois), mais c’était comme ça et puis c’est tout.
Chez les personnes d’origine russe, la foi est intrinsèquement liée à la politique. Lorsque l’URSS existait encore, lorsqu’il était interdit de prier, lorsque les prêtres étaient envoyés au goulag (au mieux) ou descendus d’une balle dans la nuque au fond d’une cave (au pire), lorsque les églises étaient désacralisées pour être transformées en usines, en entrepôts ou en déchetteries, en tout et n’importe quoi, lorsqu’on détruisait les icônes en marchant dessus ou en les foutant au feu, il y avait des gens, d’un nombre non quantifiable, qui se rebellaient. Discrètement. Tout était toujours discret.
Il y avait des gens qui se réunissaient discretos en petits groupes, qui risquaient leur vie en priant dans la cuisine d’un appartement communautaire. On m’a raconté des histoires comme ça. On m’a raconté des histoires d’appartements mis sur écoute. On m’a raconté des histoires de téléphone débranché, de musique ou de radio avec le volume mis à fond la caisse, de cinq ou six personnes planquées dans la cuisine, récitant en loucedé un Notre Père ou un Credo.
Il y avait d’autres gens, des gens qui vivaient en Europe de l’Ouest, qui venaient en aide à ces petits groupes. Il s’agissait d’une aide discrète, extrêmement bien organisée, extrêmement bien rôdée, qui se manifestait de plusieurs manières. Il pouvait s’agir par exemple de croiser par inadvertance un inconnu dans un parc, dont un signalement sommaire avait été fourni au préalable, lui dire des phrases à la con telle que « J’ai appris que votre petite sœur avait une bronchite, j’espère qu’elle sera bientôt guérie ». Il y avait l’obligation formelle de se souvenir de la réponse donnée, qui pouvait être par exemple « Oui, elle va mieux, la température a chuté cette nuit, je vous remercie, la voisine nous a conseillé de lui donner un bain d’eau glacée et ça a marché ». Cela pouvait aussi se manifester par des documents transmis ou, au contraire, récupérés puis envoyés jusqu’en Europe. Ou encore, par des objets de la vie quotidienne donnés. Quand mon grand-père allait en URSS (un jour, je parlerai de mon grand-père), il disait systématiquement à ma grand-mère, avant de quitter la France : « Si je ne t’appelle pas tel jour, telle heure, c’est que j’ai un problème, tu préviens l’ambassade immédiatement. » L’ambassade n’a jamais été prévenue. Les appels ont toujours été passés. Les problèmes n’ont jamais eu lieu. Il y avait aussi des personnes qui distribuaient des Bibles imprimées en format riquiqui. En posséder était strictement interdit. Ma mère et ma tante, lorsqu’elles étaient fraîchement majeures, partaient en vacances en URSS avec des Bibles dans leurs valises, afin de les distribuer partout. Elles me racontaient voyager en bouffant des anxiolytiques comme des chewing-gums, passer la douane en serrant les fesses et les dents pour ne pas être contrôlées tout en étant un peu stones (le but des anxiolytiques étant de pouvoir affronter le passage de ladite frontière le plus sereinement possible), prier pour que les valises ne soient pas ouvertes et avoir une seule et même réponse (toute faite) à donner en cas de mauvaise rencontre : « Ce sont mes Bibles personnelles. J’en ai besoin tout le temps avec moi. J’ai ma Bible à ranger dans la cuisine, ma Bible pour la salle de bain, ma Bible pour les toilettes, ma Bible pour le salon, ma Bible pour ma chambre, ma Bible pour l’entrée, ma Bible pour mon sac à main et ma Bible pour ma valise (parle à mon cul, ma tête est malade) »
Ma mère ne refourguait que des Bibles et des produits de première nécessité a priori sans danger, comme par exemple des serviettes hygiéniques ou des collants, en raison de la pénurie. Les magasins étaient vides. Il faut s’imaginer des magasins vides. Il faut s’imaginer acheter la seule chose disponible dans le magasin, qui pouvait être aussi bien 4 kilos de papier toilette que 12 tournevis. Il faut s’imaginer échanger les 12 tournevis contre des litres de lait. Il faut s’imaginer payer, penser et quantifier les choses non pas avec de la monnaie sonnante et trébuchante, mais avec ce qu’on avait en stock sous le coude. Il faut s’imaginer que le marché noir, ce n’était pas une histoire de gros vilains pas beau magouilleurs comme l’inconscient collectif français se l’imagine en raison de la Deuxième Guerre mondiale, mais une chose inévitable. D’où ma mère qui rapportait des serviettes hygiéniques et des collants français, pour les distribuer gracieusement. Elle a, d’une certaine manière, participé au marché noir. Sans rien demander en échange. Ma tante, elle, était un peu plus ouf, elle faisait passer, en plus des Bibles, des livres interdits par la censure, qui dynamitaient le système soviétique, promouvaient la liberté de la presse, la liberté d’expression, la liberté de culte, la liberté de vivre, la liberté d’emmerder le monde. Ma mère n’a jamais été emmerdée. Ma tante, si. Mon grand-père, lui, jouait carrément dans une autre cour. Moins on en savait sur lui, mieux on se portait. Il ne se vantait pas. Il ne rentrait pas dans les détails. Seules les grandes lignes sont connues. Il n’a laissé aucune trace à sa mort. Tout a disparu, nul ne sait par qui.
Je leur ai toujours dit l’admiration sans borne que je leur voue. Je leur ai toujours dit à quel point je les trouve incroyables. Folles. Inconscientes. Tarées. Courageuses. Héroïques.
Elles m’ont toujours répondu sans se concerter (car je n’avais jamais ces conversations avec elles deux en même temps, mais, bien au contraire, en seule à seule) que ce qu’elles ont fait pendant leur jeunesse était normal et que ce n’était pas courageux mais ordinaire et commun pour n’importe quel Français d’origine russe se rendant en URSS à cette époque. A les entendre, toute la communauté russe de France qui séjournait en Union Soviétique faisait ce même business. Elles m’ont expliqué que ces actions étaient motivées par leur foi. Que quand on croit en Dieu, on a les boules qu’un lointain cousin ou qu’un pote de pote de pote de pote de pote vivant en URSS et croyant lui aussi en Dieu ne puisse le faire en tout bien tout honneur, mais soit, au contraire, obligé de se faire à l’idée de se faire bouffer tout cru à cause d’un pauvre petit signe de croix fait en cachette. Elles m’ont aussi expliqué qu’au-delà de la foi, c’était une question de principe. Que, quand on se rend dans une dictature pour aller passer les vacances chez sa grande tante, la moindre des choses est de rendre la vie plus douce. Et donc, d’aider.
En France, le dimanche matin, dans toutes les églises orthodoxes, l’une des prières récitées dit en substance (je ne me souviens pas précisément de la formulation, je n’ai pas mis les pieds dans une église depuis des années) : « Prions pour ceux qui ne peuvent pas prier. »
Ils priaient pour ceux qui ne pouvaient pas prier. Ils passaient des Bibles, ils rencontraient des gens, ils donnaient des infos, ils récupéraient d’autres infos, ils distribuaient des tracts, ils planquaient des trucs pour ceux qui ne pouvaient pas prier. La politique et la religion étaient intrinsèquement liées. Certains dissidents soviétiques luttaient en secret contre le pouvoir en puisant leur courage dans la foi. La foi les galvanisait. Les mecs qui venaient d’Occident essayaient de les aider du mieux qu’ils pouvaient, à la hauteur de leurs moyens. Des serviettes hygiéniques, des papiers échangés, des mots répétés. Rien d’extraordinaire.
J’ai été élevée avec toutes ces histoires, avec tout ce bagage politico-religieux. Quand je leur disais les admirer, quand je leur demandais comment elles faisaient, quand je leur disais ne pas pouvoir être capable de faire de telles choses en admettant que je sois, un jour, amenée à faire de telles choses, en raison d’un éventuel revirement géopolitique qui, je l’espère, n’aura jamais lieu, elles me répondaient systématiquement : « Si tu étais née à notre époque, tu aurais fait exactement comme nous. Tu ferras la même chose si, par malheur, des situations similaires se reproduisent. Tu peux le faire. Tout le monde peut le faire. Ce n’est pas de l’héroïsme. C’est juste aider les gens. C’est juste aider ceux qui ne peuvent pas prier. C’est juste une question de principes. Tu es une personne ayant beaucoup de principes. »
Un jour, un jour de sa jeunesse, ma tante était restée bloquée plusieurs heures (trois heures ? quatre heures ? six heures ?) à l’aéroport, car on avait chopé des trucs dans ses affaires. Je n’ai jamais eu les détails. Elle m’a raconté que « ce n’était pas si grave que ça ». Elle m’expliquait qu’il ne pouvait rien lui arriver car, étant Française, elle était protégée. Elle m’a expliqué le pouvoir et la force qui émanent d’un bout de papier. Elle m’a appris la sécurité engendrée par la possession d’un passeport français. Elle n’était pas un poisson suffisamment gros pour avoir des ennuis apocalyptiques. Une étudiante ne vaut pas la peine de causer un incident diplomatique entre l’URSS et la France. Une étudiante, c’est une petite crotte de rien du tout. C’est une goutte d’eau dans l’océan. Même si elle a de la merde dans sa valise, aux yeux du système soviétique.
Elles n’avaient pas connaissance de la signification des messages qu’elles transmettaient et qu’elles recevaient. Elles ne comprenaient pas ce que cela signifiait. Elles répétaient juste. Elles étaient juste une courroie de transmission. Mon grand-père, lui, c’était une autre paire de manches, c’était un caïd de l’Occident, une racaille capitaliste, une ordure à la solde de l’impérialisme. Lui, il aurait pu avoir des ennuis plus conséquents. Mais, encore une fois, rien de grave ne s’est produit. La pire chose que j’aie entendue est qu’il se faisait suivre en URSS depuis la rue jusque dans l’ascenseur et que c’était une intimidation intimidante (grosse ambiance pour aller acheter le pain et rentrer dans l’appart au cinquième étage, en étant suivi tout du long par un mec patibulaire) et qu’il craignait également être sur écoute. C’est tout.
Toute cette atmosphère, toutes ces histoires, tout cet engagement, je ne l’ai bien évidemment jamais vécu. Néanmoins, d’une certaine manière, ça fait partie de ma vie. Ce sont des choses entendues depuis toujours. Ce ne sont pas des secrets. Ce sont des événements qui sont enregistrés dans un coin de ma tête et qui me servent de modèle. Contrairement à ce que me disent ma mère et ma tante, je ne sais pas si j’aurais été capable d’être comme elles. Mais je garde ça dans un coin de ma tête. Je garde dans un coin de ma tête le fait que rencontrer quelqu’un dans la rue qui ait une casquette bleue marine, lui demander s’il a réussi à trouver un kilo de farine au magasin du coin et l’entendre répondre « Non, mais j’ai du lait à la maison », peut, à une toute petite échelle, participer à l’implosion d’un système dans lequel on ne croit pas, et, surtout, peut permettre de venir en aide à quelqu’un. Reconnaître un mec en raison de ses fringues peut aider quelqu’un d’autre à s’en sortir pour une raison X ou Y. C’est l’effet papillon. Ce n’est rien d’autre que ça.
Quand j’étais petite, quand j’étais ado, quand j’étais jeune, quand j’étais maintenant, je me posais beaucoup de questions sur la foi, la religion, la spiritualité, Dieu. Je me souviens poser une multitude de questions à ma mère. Parfois elle me répondait, d’autres fois, elle me disait être incapable de répondre à ma question. Nous allions régulièrement (tous les dimanches ? je n’arrive plus à savoir précisément) à l’église et, quand je lui posais une colle, elle m’encourageait à poser la question à notre prêtre, à la fin de l’office religieux. Parfois, le prêtre (que j’aimais d’ailleurs beaucoup) me répondait précisément. D’autres fois, il m’expliquait d’un air bien embêté : « Je ne sais pas comment te répondre. Je ne sais pas comment formuler ma réponse car tu es encore une petite fille. Plus tard, quand tu seras grande, si tu continueras de t’intéresser à ces questions, tu pourras lire des livres de théologie ou suivre des cours pour adultes. Il existe un institut de théologie à Paris. On peut y aller, même si on ne veut pas être prêtre. La théologie, c’est l’étude de la religion. Je n’ai pas de réponse à te donner maintenant, mais j’espère que tu trouveras tes réponses. »
En vrac, il s’agissait de trucs du genre :
Peut-on croire en Dieu et être mauvais ? Pourquoi certaines personnes ont peur de Dieu alors qu’Il est supposé être gentil ? Pourquoi parle-t-on de la colère de Dieu alors qu’Il est supposé n’être qu’amour ? Comment Dieu peut-Il tous nous connaître alors qu’on est très nombreux sur Terre ? Est-ce qu’Il connaît ceux qui ne croient pas en Lui ? Pourquoi on va prier à l’église alors qu’on peut prier tout seul dans sa tête en préparant une tartine de confiture ? Qu’est-ce qui est mieux entre croire en Dieu et être méchant et égoïste ou être athée et être gentil et généreux ? Est-ce que Joseph était fâché contre Marie car il n’était pas le vrai papa de Jésus ? Est-ce que la Bible est inventée de toute pièce ? Quelle est la différence entre une religion et une secte ? Pourquoi m’a-t-on baptisée quand j’étais bébé, sans me demander mon avis, sans savoir si ça me ferait plaisir et si j’étais d’accord ? A quoi ça sert de communier ? A quoi sert le baptême ? Est-ce que ceux qui ne sont pas baptisés vont en enfer ? Comment peut-on accepter de communier, en mangeant ce qui représente le corps du Christ, alors que le cannibalisme est interdit ? Quand on se confesse, le fait-on de manière hypocrite, car on a peur de Dieu et de l’Enfer, ou, vraiment, veut-on vraiment apprendre de ses bêtises et ne plus recommencer ? Pourquoi saint Pierre est un saint alors qu’il a renié trois fois le Christ ? Est-ce qu’on peut visiter le Saint Sépulcre ? A quoi ça sert de prier quelqu’un mort avant le Moyen-Age ? Pourquoi l’église est-un lieu sacré ? Si Dieu existe, pourquoi Il n’a pas empêché Hitler et Staline d’arriver au pouvoir ? Si on se comporte bien dans la crainte de Dieu, fait-on vraiment le bien sans avoir d’idée derrière la tête, ou fait-on le bien de manière intéressée, et donc, il ne s’agit pas du vrai bien ? Est-ce que Dieu nous voit quand on fait caca ? A quoi ça sert de faire le Carême ? A quoi ça sert d’avoir des rites ? A quoi sert un mariage religieux, alors que seul un mariage civil fait officiellement foi pour la paperasse administrative ? A quoi ça sert de prier ? Comme Marie-Madeleine était une prostituée avant d’être une sainte, pourquoi on dit « pute » comme pire gros mot du monde ? Pourquoi il y a des mafieux en Italie alors que c’est le pays du Pape ? Est-ce que si on avorte on va en enfer parce que la vie c’est important ? Réponse de ma mère (en substance, je ne m’en souviens plus dans le détail mais l’idée est là) : « Dieu n’a rien à voir avec l’avortement, Il n’est pas concerné par ce qui se passe dans le ventre d’une femme, ça ne regarde personne d’autre qu’elle et, à la rigueur, l’homme qu’elle fréquente s’ils sont vraiment en couple, donc non, on ne va pas en enfer si on avorte, au contraire, Dieu doit être content de voir qu’on a fait le bon choix qui convient le mieux à notre existence de femme, que ce soit d’avorter ou au contraire de garder l’enfant, ce qui compte c’est que la femme soit heureuse, le premier qui te dit qu’on n’a pas le droit d’avorter, sois bien assurée qu’il est d’une stupidité au-delà du réel ».
A ma mère et ses explications sur les ventres des femmes : gloire éternelle. En majuscules. Avec des paillettes. Avec des néons. Tatoué sur mon front. Gloire éternelle à ma mère.
J’en passe et des meilleures.
Elle a sûrement beaucoup transpiré à cause de mes questions.
Ma mère était donc d’une patience infinie (même pour les histoires de Marie-Madeleine l’ex pute ou encore les histoires de Dieu qui me regarde faire caca), tout comme le prêtre que je devais pas mal emmerder avec mes questions métaphysiques crypto-mystiques à la mords-moi-le-nœud. Plus tard, à l’adolescence, j’ai complètement déserté l’église (pas l’envie, pas le temps, pas l’énergie, pas le courage, d’autres choses bien plus intéressantes à faire le dimanche matin, comme par exemple la grasse matinée après les fêtes du samedi). Depuis, je n’y retourne pas. Je trouve (mais c’est sans doute un a priori de ma part) que la plupart des fidèles sont galvaudés, concons, obséquieux, rasoirs. Et puis, il faut bien le dire, tout le decorum me fatigue. Je trouve que croire (ou ne pas croire) en Dieu est trop intime pour se rassembler tous ensemble et faire une kermesse hebdomadaire à grands coups de signes de croix façon macarena et autres psalmodies qui ressemblent parfois aux cris des chats errants qui se bagarrent entre deux couvercles de poubelle. Je fais une distinction entre croire en Dieu et poser son cul sur une chaise tous les dimanches matin. L’aspect campagne électorale / mains à serrer / bises à faire me fatigue au plus haut point. Les Public Relations inévitablement liées à l’église me fatiguent.
Ma tante a eu une leucémie « scientifiquement intéressante » pendant de longues années. Ce n’était pas un cancer lambda, mais une forme très bizarre de la maladie. Je me demande même si l’expression « maladie orpheline » n’avait pas été prononcée par les toubibs. Il lui fallait une greffe de moelle osseuse. Le frère de ma tante, mon oncle, était compatible avec elle. Il pouvait lui faire un don de moelle pour la sauver. Ma mère n’était pas compatible. Mon autre oncle n’était pas compatible. Les neveux et nièces de ma tante (mes cousins et moi-même) ne pouvaient être compatibles car sanguinement ( ?) / génétiquement ( ?) trop éloignés. On n’a demandé à aucun neveu, à aucune nièce de faire une quelconque prise de sang. Tout se jouait seulement et uniquement entre ma tante et ses frères et sœur. Celui qui était compatible, celui dont le sang matchait à la perfection, celui qui aurait pu la sauver, celui qui aurait dû accepter de donner son sang sans même se poser de question, a refusé de faire les examens complémentaires qui précédaient le don de moelle.
Le propre frère de ma tante a préféré la voir crever la gueule ouverte que l’aider.
Ce n’était pas donner un poumon ou un rein.
C’était une histoire de prise de sang et de moelle osseuse. Je ne me souviens plus des détails car c’était il y a des années et, étant encore jeune, on a voulu m’épargner ces fameux détails mais, si je crois mon souvenir, il s’agissait au pire d’une ponction lombaire et au mieux, d’une prise de sang un peu améliorée.
Cet oncle qui a préféré voir sa sœur crever la gueule ouverte fait bien évidemment partie des grenouilles de bénitier de la famille.
Cet oncle a toujours rêvé d’être prêtre (chez les orthodoxes, on peut être prêtre tout en étant marié et en travaillant dans le civil. Je dirai même plus : je ne connais pas de prêtre orthodoxe qui ne soit pas marié et qui n’ait pas de vie professionnelle du type toubib ou enseignant).
Mon oncle Grenouille a une passion pour la religion. Mon oncle Grenouille pose des RTT pour aller à l’office religieux tous les jours lors de la Semaine Sainte, jusqu’à Pâques. Mon oncle Grenouille bénit chaque repas avant de manger. Mon oncle Grenouille a une petite icône en plastoc scotchée sur le tableau de bord de sa bagnole pour que Dieu soit avec lui à chaque déplacement. Mon oncle Grenouille a de l’eau bénite chez lui. Mon oncle Grenouille suit le Carême à la lettre. Mon oncle Grenouille a une femme et des filles qui ne peuvent pas communier le dimanche où elles ont leurs règles, puisque les règles ça rend les femmes impures et qu’il est hors de question de bouffer le corps du Christ en ayant des caillots de sang qui sortent de la chatte. Mon oncle Grenouille n’aime pas les juifs, puisqu’ils ont participé à la mort du Christ. Mon oncle Grenouille honnit les musulmans (mon oncle Grenouille doit secrètement regretter de ne pas avoir vécu en France au Moyen-Age, car cela aurait été une bonne raison pour lui d’aller guerroyer en Terre Sainte – j’ignore si les Russes ont un jour fait des croisades, il faudrait que je me renseigne. Je crois que les Russes peuvent seulement s’enorgueillir de quelques pogroms envers les juifs polonais ainsi que, bien sûr, des goulags qui décoiffent sévère).
Mon oncle Grenouille est un putain de connard de merde qui, j’en suis sûre, aurait été un collabo s’il avait vécu en France pendant la Seconde Guerre mondiale.
Mon oncle Grenouille n’a, à ma connaissance, jamais regretté d’avoir refusé de donner son sang pour sa propre sœur.
Mon oncle Grenouille a la riche idée de lire la Bible tous les jours, mais j’ignore si les préceptes essentiels tels qu’aider et aimer son prochain allument un petit quelque chose dans son cerveau, ou si ledit cerveau reste désespérément rabougri, sans aucune connexion neuronale digne de ce nom. J’ignore si mon oncle Grenouille a des neurones dignes de ce nom.
J’ignore si le cerveau de mon oncle Grenouille fonctionne normalement, ou s’il est définitivement débile.
J’ignore si un homme refusant de donner son sang à sa sœur cancéreuse est définitivement débile ou profondément mauvais.
Mon oncle Grenouille (et son existence même) soulève beaucoup de questions auxquelles je suis infichue de répondre. Avant, il m’arrivait même de ne pas en trouver le sommeil. Heureusement, cette époque est révolue.
Peut-être serait-elle tout de même morte si son frère avait accepté d’être son donneur. Mais, personne ne peut le savoir, peut-être aurait-elle été sauvée. Peut-être aurait-elle été sauvée. Peut-être que le choix de mon oncle a empêché ma tante d’être sauvée.
Peut-être qu’il aurait pu sauver sa sœur.
Peut-être qu’elle aurait juste mis leucémique sur son CV, avec une fourchette de temps circonscrite, et qu’on n’en aurait plus jamais parlé, car cela aurait été de l’histoire ancienne. Basta. Point à la ligne. Une leucémie, trois petits tours, et puis s’en vont.
Peut-être.
Ce peut-être m’a donné envie de hurler de rage et de me rouler par terre pendant un long laps de temps.
Ce peut-être me serre le ventre encore des années après.
Je précise que, contrairement aux témoins de Jéhovah qui sont une secte et qui interdisent les transfusions et autres bidouilles médicales d’hémoglobine, rien, rien du tout, rien du tout du tout, rien du tout du je te le jure sur la tête de ma mère n’interdit de faire un partage de globules avec qui que ce soit chez les orthodoxes. La Bible est silencieuse quant aux transfusions sanguines : qui ne dit mot consent.
Il y a un homme que je ne connais pas, mais à qui je pense souvent. C’était le professeur qui la suivait. Elle m’en avait beaucoup parlé. J’ai oublié son nom. Elle était dans l’un des meilleurs hôpitaux de Paris, peut-être était-ce le meilleur hôpital pour ceux qui ont le sang pourri. Le médecin n’arrivait pas à comprendre que le frère de sa patiente refuse d’être donneur. Ma tante m’expliquait qu’il est impossible d’avoir un don provenant d’un donneur anonyme si un membre de la famille est compatible. Si je crois avoir bien compris, aucune procédure de don anonyme n’est mise en route dans le cas où quelqu’un de l’entourage proche peut être donneur. C’est comme ça et puis c’est tout.
Le toubib de ma tante a fait de fausses déclarations. Il a signé des papiers en mentant. Il a fait en sorte que ma tante ait un don venant d’un anonyme. Il a raconté des bobards dans le dossier médical de ma tante. Il a dit que personne de notre famille n’était compatible.
Il a été tellement offusqué par le comportement de mon oncle qu’il a transgressé les règles. Il a parjuré. Il a été au-delà de la loi.
Je ne sais pas ce qu’il a risqué. Je ne sais pas s’il a risqué un blâme. Une amende. Un séjour en tôle. Une radiation de l’ordre des médecins. Je n’en sais rien. Je sais juste qu’il a pris des risques pour sauver ma tante. Il a pris des risques pour qu’elle ait un don fait par une autre personne compatible.
Il a trouvé un autre donneur.
Elle avait un truc très rare. J’ignore si le truc correspond au sang, à l’ADN ou à que sais-je. Les considérations hautement scientifiques relatives à son dossier médical m’ont toujours échappées. Dans le détail, je n’ai jamais rien compris à sa maladie. J’ai juste compris que, grosso modo, c’était une leucémie qui craignait un max, mais je n’ai jamais compris les détails. Je me contrefoutais des détails. Je n’avais pas besoin de verbiage. Il fallait seulement aller droit au but : elle était dans une situation critique option cimetière. Son truc très rare (peu importe que ce soit son sang, le Ph de sa salive ou le thème astral du jour de sa naissance) nécessitait une greffe venant d’une personne d’Europe de l’Est. Un Soudanais, un Normand, un Canadien, un Néo-Zélandais, un Argentin ne pouvait pas l’aider. Il fallait un mec ou une meuf étant, grosso modo, géolocalisé entre l’Allemagne de l’est et la Russie. Le reste du monde était inenvisageable. On a trouvé un mec qui colle. Je ne sais plus s’il venait d’Ukraine ou de Pologne. De Pologne, je crois. On n’a jamais donné plus de détail à ma tante. Elle n’a jamais su de quelle région précise était originaire son double de corps humain, car l’anonymat du donneur doit être respecté légalement parlant.
Elle a donc eu une greffe.
Ma tante a eu une greffe grâce à des papiers magouillés par un toubib offusqué par la grenouille de merde qui lui sert de frère. Elle me disait qu’ils s’entendaient très bien, qu’il l’appréciait beaucoup et qu’il lui avait dit être complètement sous le choc d’apprendre que son frère refuse de l’aider.
Des années après sa mort, je suis encore sous le choc qu’il soit sorti de son droit de réserve. Je suis sous le choc qu’un médecin lui dise « Cette situation me choque », au lieu de se cantonner, en bon toubib lambda, à poser un diagnostic, établir un plan d’attaque à coup d’ordonnances longues comme un jour sans pain et de chimios calées dans un agenda et étudier la progression (ou la stagnation) de la merde gangrénant son corps.
Je pense parfois à lui. Je prie parfois pour lui. Je prie parfois pour ce toubib que je ne connais pas. Je prie pour que sa vie lui soit douce. Je prie pour qu’il ne fasse face à aucun drame. Je prie aussi, dans le cas contraire, pour qu’il ait les ressources nécessaires lui permettant d’affronter les éventuels drames qu’il croise sur son chemin. Je prie pour lui dire merci. Je prie pour que son courage l’habite toute sa vie. Je prie pour lui faire part de ma reconnaissance éternelle. Idem pour l’Ukrainien ou le Polonais.
Il y a une expression prononcée à l’envi lors des funérailles orthodoxes. « Mémoire éternelle ». « Mémoire éternelle ». « Mémoire éternelle ».
Mémoire éternelle à ces deux mecs, peu importe qu’ils soient vivants ou morts. Je pense pouvoir dire sans trop craindre de me tromper qu’ils seront éternellement dans ma mémoire. Ils ont permis sa survie de plusieurs années.
Je prie pour un mec que je ne connais pas et qui a donné à ma tante quelques années de plus à vivre. Je prie pour un mec qui a permis à ma tante de ne pas être face à un refus définitif lui empêchant toute survie. Je prie pour un mec qui a fait comprendre à ma tante qu’il existe toujours une solution, même dans les situations les plus critiques, même quand on croit que tout est terminé.
Je prie pour ce mec.
Je n’aurais rien à lui dire si je l’avais en face de moi. A part m’effondrer en larmes au point d’en avoir le hoquet, je n’aurais rien à lui dire.
Grâce à ces faux papiers magouillés, grâce à la greffe qui a eu lieu alors qu’il était interdit de faire appel à quelqu’un d’autre, elle a survécu plusieurs années. Elle a vécu tranquillement, elle a fait ce qu’elle avait à faire jusqu’à sa rechute. Elle a clamsé des années après la greffe, sans crier gare. Elle a fait un rejet de greffe des années après l’opération. Ce qui, aux yeux de son toubib, était hautement improbable, au moins autant qu’une histoire de frangin refusant de sauver sa frangine.
Quelques jours après sa mort, peut-être était-ce la semaine suivante, j’ai écrit une carte aux deux services où elle avait été suivie. Les Myosotis et les Coquelicots. Ou bien peut-être y avait-il des Bleuets et des Jonquilles. Je ne sais plus. Je me souviens d’elle m’expliquant que l’un des deux services était pour les Sangs Pourris mais ayant quand même un peu d’espoir. Tandis que l’autre était pour les Sangs Pourris Pourris, pourris jusqu’à la mort. Je leur ai dit merci de s’être occupés d’elle. Je n’ai bien sûr pas mentionné le toubib sauveur. J’ignore s’il a eu connaissance de ma lettre. J’ignore s’il l’a lue. J’ignore s’il l’a lue entre les lignes. J’ignore s’il a compris que je lui disais merci. Mon merci ne sera jamais assez fort pour lui faire part de ma reconnaissance, qui est infinie.
Je prie pour cet Ukrainien-Polonais qui s’est réveillé un matin en se disant « Tiens, au fait, et si j’allais à l’hosto donner ma moelle à l’heure du dej ? J’ai un trou entre midi et deux, je vais caser ça entre ma ratatouille et ma pause clope. »
Je n’arrive plus à me souvenir si j’ai fait ce choix avant ou après sa mort. C’était encore l’époque où il fallait avoir une carte dans son portefeuille indiquant qu’on acceptait d’être donneur d’organe en cas de décès. Je n’ai jamais pu donner mon sang, car je suis anémique (et, il faut le dire aussi, je suis courageuse au point d’entendre à chaque prise de sang « Mademoiselle, vous avez été sage et très courageuse », ce qui, de fait, induit mon manque de sagesse et de courage). Je me suis promenée pendant des années avec cette carte de donneur. Je me souviens avoir prévenu plusieurs membres de ma famille. Je me souviens avoir dit à Monsieur : « Si je me fais écraser par un bus et que j’aie quoi que ce soit en or massif aux yeux de la médecine, ils peuvent tout prendre, c’est moi qui régale, ça serait con de pas en faire profiter un autre, il vaut mieux être recyclée pour un vivant que croquée par des vers de terre. J’espère avoir un foie, des reins ou des poumons princiers, autant pour mon bien-être personnel que pour les autres, si besoin est. »
Il m’a dit que cette conversation n’avait pas lieu d’être. Je lui ai répondu qu’il avait tort.
J’ai toujours ma petite carte quelque part dans mes affaires. Pour ma tante. Pour l’Ukrainien-Polonais. Pour le toubib. Pour celles et ceux qui ont un proche autant aimé que ma tante.
Avant sa mort, elle m’a demandé de promettre un truc super farfelu. Sur le moment, je n’ai pas compris, je trouvais qu’elle yoyotait grave, mais pourquoi pas, qui suis-je pour juger quelqu’un sur son lit de mort, sans doute aurai-je moi aussi des lubies alors que je serai en train de clamser. Elle m’a dit « Jure-moi de ne rien dire à ma grenouille de frère, à sa femme et à leurs enfants lorsque je serai morte. Jure-moi de ne pas leur dire que je suis morte. Jure-moi de ne pas leur dire la date et le lieu de mon enterrement. Jure-moi qu’ils ne seront pas à mon enterrement. Jure-moi que mon propre frère ignorera tout de ma mort et de mon enterrement. »
Bien sûr, depuis l’épisode « Je suis ton frère mais je te pisse à la raie et tu peux te torcher pour que je te donne mon sang, espèce de sale cancéreuse », les relations tanto-grenouille n’étaient pas au beau fixe. Bien sûr.
J’ai donc promis que je ne dirai rien à Grenouille et compagnie, même si je ne voyais pas vraiment là où elle voulait en venir. Je ne voyais pas vraiment le truc venir.
Elle a toujours eu une longueur d’avance. Elle a toujours tout compris d’avance.
Quelques jours après sa mort, j’ai eu l’une des conversations les plus lunaires de mon existence.
On était dans sa voiture. Il conduisait tranquillement, je n’arrive plus à me souvenir si nous étions sur le périphérique ou sur un tronçon d’autoroute. Je me souviens seulement de la vitesse, de lui étant concentré, de moi à la place du mort, du flux de voitures autour de nous. Mon téléphone sonne. Mon téléphone sonne et indique que c’est ma cousine germaine Grenouillette fille de Grenouille. Je précise que les Grenouilles ne m’appellent jamais. Jamais. J’ai immédiatement fait le lien de cause à effet. La promesse de ma tante. Sa mort. Grenouille. L’appel.
- Allô l’Averse ?
- Salut Grenouillette, ça fait super longtemps, comment vas-tu ?
- Ca va ça va. Dis-moi, j’ai une question…
- Oui ?
- Je m’inquiète pour notre tante, est-ce que tout va bien ?
- Notre tante ? Mais laquelle ? Tu t’inquiètes pour qui ?
- Bah Katia.
- Comment ça ?
- Je m’inquiète à cause de sa maladie.
- Mais pourquoi ?
- Une dame de l’église (d’une grande ville à l’autre bout de la France) m’a contactée sur facebook pour me dire que Katia était au plus mal.
- Attend je comprends rien du tout là. Une dame, d’une église de la ville X (note : tous les descendants d’émigrés russes se connaissent en France, ceci n’est pas un mythe), que tu ne connais pas, te contacte sur facebook, pour te dire que Katia est au plus mal ?
- Oui.
- Mais c’est super bizarre. Je ne comprends pas.
- Tu as des nouvelles de Katia ?
- Bah là en ce moment non pas spécialement mais je l’ai vue il y a quelques temps elle était normale, tout allait bien, elle menait sa vie quoi.
Soudain, j’entends Crapaude (ma tante, la femme de Grenouille, qui mérite elle aussi un article à elle toute seule) hurler dans le téléphone de sa fille en disant « L’AVERSE ARRETE TON CIRQUE JE SAIS QUE KATIA EST MORTE, ON LE SAIT TOUS, ELLE EST MORTE, ALORS MAINTENANT DIS-NOUS QUAND A LIEU L’ENTERREMENT, ARRETE DE MENTIR, TU DOIS DIRE LA VERITE, C’EST MA BELLE-SŒUR, C’EST LA SŒUR DE MON MARI, ON DOIT SAVOIR CE QU’IL SE PASSE ».
Et là, à ce moment précis, alors qu’on roulait à toutes berzingues sur l’autoroute ou le périph ou je ne sais quoi, alors que le corps de ma tante n’était pas encore totalement froid, alors que j’avais tout en tête, alors que je pensais à la promesse faite à ma tante, alors que je me disais « Putain mais c’était une voyante, c’est pas possible, c’est un sketch, au secours, putain Katia tu te fous de ma gueule, mais qu’est-ce que c’est que cette histoire pas possible de promesse d’enterrement à pas raconter, mais comment ça se fait que tu le savais déjà », j’ai répondu calmement à cette chère Crapaude « Je suis désolée, je ne peux rien te dire. »
Je n’ai rien dit de plus.
Elle a hurlé encore un bon coup avant de me raccrocher au nez. Je ne lui ai jamais reparlé de ma vie. Aujourd’hui, en 2019, des années après l’épisode téléphone, je n’ai toujours pas reparlé à mon oncle Grenouille et ma tante Crapaude.
Les Grenouilles ne sont jamais venues à l’enterrement de ma tante.
Il y avait une annonce parue dans Le Monde, tout le monde était au courant, je dis bien que tout le monde était au courant, tous les orthodoxes de Parisle savaient, des gens sont venus d’endroits au-delà de la Seine pour venir l’enterrer, des gens que je ne connaissais ni d’Eve ni d’Adam, des gens qui ont dû se serrer les bourrelets dans l’église comme dans un métro aux heures de pointe, mais les Grenouilles étaient absentes. Les Grenouilles ont brillé par leur absence.
J’ai tenu ma promesse. Je n’ai rien dit. J’en suis immensément fière. Cette conversation téléphonique ubuesque est l’une des plus grandes fiertés de ma vie.
On était toujours dans sa bagnole après cette conversation venant d’au-delà du réel. Il a tourné la tête une fraction de seconde. Il m’a dit très sérieusement « Je pense que tu devrais envisager de faire du théâtre ou, au moins, d’écrire des choses. Ca là, ce truc-là qui vient de se passer, ça c’était complètement fou. »
Je n’ai pas parlé de ma colère pendant des années. Je n’ai jamais mentionné à qui que ce soit la rage qui m’habitait. La rage ressentie envers mon oncle Grenouille. La rage concernant le fait qu’il aurait dû, qu’il aurait pu la sauver. Il aurait dû. Je n’ai jamais eu de frère ou de sœur, je ne sais pas ce que c’est, j’ignore le concept, je ne sais pas à quoi ça ressemble, mais je sais que je l’aurais fait. J’aurais fait une putain de prise de sang à la con entre midi et deux, entre deux fourchettes de riz cantonnais et trois notifications instagram pour sauver ma sœur en fin de parcours.
C’est sorti devant elle, un jour, comme ça, entre la poire et le fromage, alors même que la fin de ma thérapie commençait à voir le jour.
Je lui ai dit « Ma colère est indicible. Vous savez, au fond, mon père, d’une certaine manière, je crois que je peux comprendre et admettre à défaut d’accepter. Il est malade, il n’y peut rien, ce n’est pas sa faute. Mais mon oncle Grenouille, je vous jure, si vous le voyez ne serait-ce que cinq minutes, contrairement à mon père, vous ne vous diriez pas que c’est un grand malade. Il est normal. Il est normal mais il a refusé de la sauver. Il croit en Dieu. Il bénit les salades niçoises cuisinées par Bobonne avant de commencer à manger. Il fait le signe de croix avant de s’endormir. Il connait par cœur et dans plusieurs langues les offices religieux. Il lit les Evangiles en guise de passe-temps. Il a pas voulu la sauver. Ma rage est indicible. C’est au-delà des mots. Je n’ai pas les mots pour vous expliquer ma colère envers Grenouille. Il n’y a pas de mot pour ça. Aucun mot n’existe. Si je vivais dans un monde fantasmé, j’irais lui fracasser sa voiture à coups de batte de base-ball, je défoncerais ses rétroviseurs, je lui niquerais les rotules je ne sais pas comment et je lui hurlerais dessus toute ma rage. Je lui vomirais ma rage à la gueule, je lui cracherais dessus, au sens propre, je le secouerais comme un prunier, je hurlerais, je hurlerais, je me roulerais par terre, je foutrais le feu à son paillasson, je mettrais du caca dans sa boîte aux lettres, je plastiquerais sa maison, ferais un milliard de trucs comme ça, et rien ne serait suffisant pour apaiser ma rage. Mais je vis dans un monde réel, je suis une personne normale et plutôt saine d’esprit, alors, bien sûr, je ne fais rien de tout ça. »
Elle ne m’a pas regardée comme si j’étais folle. Elle m’a dit qu’elle comprenait. Pire, elle m’a dit : « C’est normal de ressentir ça. »
« Pour la prochaine fois, il faudra écrire une lettre à votre oncle. Vous la lirez pendant la séance, comme s’il était devant vous. Ne vous censurez pas. »
J’ai écrit à Grenouille. J’ai pleuré toutes les larmes de mon corps, des années après, à cause de sa mort à elle, à cause de sa connerie à lui.
Je lui ai dit qu’il était impardonnable. Que c’était inqualifiable. Incompréhensible. Inacceptable. Inexcusable. Indigne.
Je lui ai dit que ma rage est indicible. Je lui ai dit qu’entre lui et moi, entre lui qui bénit ses tartiflettes et moi qui mange des pizzas pendant le Carême sans même savoir que c’est cette période de l’année, qu’entre lui qui va à l’église tous les dimanches et moi qui m’y rends seulement aux enterrements, qu’entre lui qui doit sûrement faire acte de contrition et d’abstinence d’une manière ou d’une autre et moi qui n’aurais aucun scrupule à communier tout en ayant du sang dans ma culotte, en admettant que j’accorde de l’importance à la communion, qu’entre lui et moi donc, qu’entre lui le vrai bon chrétien qui respecte les dogmes au pied de la lettre et moi la fille perdue qui sèche l’église comme les cours de sport au lycée, celui qui se comporte mal, celui qui a fait une faute, celui qui doit demander pardon, c’est lui. Je suis une chrétienne du dimanche, voire même une non chrétienne, mais je pense être bien plus honnête, bienveillante (sauf envers Grenouille) et charitable (sauf envers Grenouille, bis) que lui. J’aurais donné mon sang sans sourciller. Je serais sans doute tombée dans les pommes, j’aurais peut-être même pleuré ou fait ma chochotte en disant que « ça fait mal », mais je n’aurais même pas réfléchi. On ne réfléchit pas quand on peut sauver quelqu’un de sa famille.
Quand elle a vu l’étendue de ma colère, elle a cherché à comprendre ce qui pourrait la faire diminuer. Elle m’a dit qu’il ne s’agissait pas d’un éventuel pardon à donner, mais, plutôt, de digérer ma colère, pour ne pas finir consumée. Je lui ai répondu quelque chose de politiquement incorrect (le propre des psys est d’entendre du politiquement incorrect), en lui expliquant que le seul moyen d’éteindre ma colère envers mon oncle est d’apprendre qu’il lui arrive une bonne grosse merdasse en plein dans l’existence, comme, par exemple, à tout hasard, un cancer.
Je lui ai dit mot pour mot : « Ma colère aura disparu s’il se ramasse un cancer dans la gueule, car, en admettant que Dieu existe, Il aura fait son œil pour œil dent pour dent, et la boucle sera bouclée ».
Elle a hoché la tête, a répondu un « Je comprends », en ayant véritablement l’air d’avoir compris.
Quinze jours après cette entrevue, j’ai appris que mon oncle souffrait d’une leucémie.
Pour être parfaitement honnête, j’ai fait une petite danse de la joie dans ma tête, ponctuée de « bien fait pour toi » à chaque fois que je pensais à la situation (comique, comme situation).
Et je me suis rendue compte que ce que j’avais dit deux semaines plus tôt était vrai : ma colère avait disparu. Apprendre cette histoire d’arroseur arrosé XXL avait balayé toute ma colère. Mes sarcasmes mentaux (« bien fait pour toi ») ont laissé place, peu à peu, à la pitié. J’éprouvais de la pitié pour lui. J’éprouvais de la pitié pour sa vie. J’éprouvais de la pitié pour ses dogmes entravants. Et, surtout, j’éprouvais de la pitié pour son cancer (punition divine ou non, retour de bâton ou non, karma ou non, nul ne le sait, mais la coïncidence est suffisamment intéressante pour être pointée du doigt).
C’était il y a presque un an.
De mon côté, j’ai fait une prise de sang pour vérifier que tout va bien (tout va bien), car une famille qui collectionne les cancers et autres leucémies, c’est pas de la tarte. J’ai dit au revoir à ma colère. J’ai regardé ma colère laissée sur l’autre côté de la rivière, je suis montée dans une barque, je me suis éloignée du rivage. J’ai fait de grands signes de la main à cette boule de colère, afin de lui dire adieu. J’ai dit adieu à ma colère de la même manière que j’ai dit adieu à ma tante. Ma colère ne me manque pas, ma tante, si. Je garde d’elle un souvenir lumineux. Je lui ai dit, dans ma tête, après cette conversation avec ma psy « Tu vois, ton con de frère, il s’est pris une grosse mandale dans la gueule ».
Contrairement à ma tante, je ne suis jamais allée rendre visite à mon oncle pour lui faire part de mon soutien. Je ne soutiens pas celui qui a contribué à la mort de ma tante, même si je ne ressens plus de haine à son encontre. Je suis désormais plus ou moins neutre. J’ai eu des échos de l’une de ses filles, il semblerait avoir un très bon suivi médical et ne pas être « si malade que ça » (toute proportion gardée bien sûr, on parle quand même d’une leucémie et non d’un rhume).
Un an après cette conversation avec ma psy, un an après cette lettre fictive écrite à mon oncle, je peux dire que je suis en paix. J’ignore s’il est tombé malade par hasard ou par punition divine, mais son épreuve m’a apaisée.
Je ne comprends toujours pas ce qui a traversé le cerveau de mon oncle (ou plutôt : ce qui ne l’a pas traversé), mais la rage n’est plus.
Je suis en paix. Je vais mieux grâce à l'existence de sa leucémie.