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Après l'averse
17 février 2018

# 4

Réveiller les morts n’est jamais simple. Retranscrire leur vie, après que tout se soit terminé, après que tout ait été vécu, relève de la gageure. L’ultime défi est d’avoir un espace-temps autre. Un siècle s’est passé, et bien plus encore. La langue n’est pas la même. Plusieurs langues maternelles entrent en compte, dont une qui ne m’appartient pas. La langue, l’espace et le temps jouent en ma défaveur. Ce travail a lieu autant pour eux que pour moi. Ce n’est ni un témoignage, ni un hommage. Comment témoigner de choses qui me sont inconnues ? Comment rendre hommage à des personnes jamais côtoyées ? Les ombres ne sont pas assez tangibles pour en faire quoi que ce soit. Et pourtant. Ce sera quelque chose d’hybride. Un état des lieux. Un souvenir. Une reconstitution. Un essai de réponses à des questions vaines. La suite de trois points de suspension. Cela ne sera pas vain. Rien n’a été vain. Tout est logique. Tout s’entrecroisera. Il y a toujours eu un côté magico-religieux. Quelque chose de suranné, d’inconnu, de familier, de déjà-vu, de palpable, d’hésitant. C’est uniquement du déjà-vu.

Il faudra être méthodique. Il faudra faire un plan. Il faudra faire des recherches, ici et peut-être ailleurs. Il faudra se souvenir. Il faudra décortiquer. Il faudra trouver le juste milieu entre la supposition, l’hypothèse, l’éventualité, le petit doigt qui dit, le flair qui pressent, l’inspiration et ce qui a réellement eu lieu. L’inspiration de faits réels sera réelle. Aucune direction n’est définie. Rien n’est définitif.

Je fais partie de ceux qui confondent valise et coffre-fort. Je suis de ceux qui partent avec une valise de plusieurs dizaines de kilos à partir du moment où je franchis le pas de ma porte pour quelques temps. Un épluche-légumes, du cirage, une bougie, des haltères, ça peut toujours servir en vacances. On ne sait jamais. J’exagère à peine. J’ai longtemps eu l’impression de traîner des valises qui ne m’appartenaient pas. Quelque chose de pesant, d’encombrant, de désagréable et de gênant. Quelque chose me rendant gauche. Rien de grave ou de dangereux. Juste désagréable. Mes arrières grands-parents avaient fui précipitamment la Russie. Je dis « précipitamment » mais je n’en sais rien. Je n’ai aucun moyen de savoir s’il s’agissait d’un choix réfléchi, mûrement calculé et préparé, ou s’ils ont fait leurs valises en catastrophe, en décidant que maintenant, vraiment, là il faut partir tout de suite. C’est maintenant. Maintenant ou jamais. Ils sont partis. Ils ont posé leurs valises en France. C’était cent ans avant aujourd’hui. C’était il y a un siècle. C’était aussi hier. Cent ans, ce n’est presque rien. Je ne peux témoigner de leur vie, mais, au fond de moi, je sais comment c’était. Je n’y étais pas, mais on me l’a suffisamment raconté pour que ma perception soit, je l’imagine, pas trop éloignée de la réalité. Hier et aujourd’hui peuvent ne faire qu’un.

Ils voulaient revenir en Russie. Ils ne pensaient qu’à ça. La Révolution, c’était temporaire. Les révolutionnaires étaient temporaires. Les exactions étaient temporaires. Les fusillés, disparus et morts de faim étaient temporaires. Les dénonciations étaient temporaires. L’effroi était temporaire. Tout n’était que temporaire. Après l’obscurité vient le jour. Le soleil se lèvera toujours demain. La promesse de l’aube. C’est mathématique. Ils écoutaient la radio, ils lisaient les journaux, ils décortiquaient leur correspondance, dans l’espoir de découvrir un signe, un mot leur permettant d’avoir de l’espoir. Ils avaient l’espoir d’avoir espoir. Ils attendaient. Ils n’étaient pas seuls. L’émigration russe se divisaient en deux catégories : les doux-dingues qui croyaient en une chose incroyable (ici : mes arrières grands-parents) et ceux qui ne croyaient plus en rien. Ceux qui voulaient revenir, ceux qui attendaient de revenir, et ceux qui décidaient de tirer un trait sur le passé, pour tout reconstruire ici. Deux cas de figure radicalement opposés : regarder derrière son épaule, attendre secrètement qu’on nous appelle au loin, et ceux qui ne pensaient qu’à l’avenir, après avoir éradiqué le passé. Mes arrières grands-parents vivaient donc dans l’attente du retour au pays. Des valises étaient préparées et placées dans l’entrée de l’appartement, en évitant de prendre le plus de place possible. Ce n’est pas une histoire inventée, ce n’est pas une création de mon esprit. Mes arrières grands-parents ont vécu pendant des années les valises trônant dans l’entrée de leur appartement. En écoutant la radio, ils espéraient un sursaut, un revirement de situation. Cela ne venait jamais. Ils ne l’auront pas vu de leur vivant. 1991 n’aura pas été vécu par eux, ni même la chute du Mur. Ils sont morts bien plus tôt. Ils n’étaient pas résignés. Ils y croyaient dur comme fer. Leurs œillères étaient vraisemblablement un moyen de survie. Un moyen de s’accrocher aux branches. Un moyen de sauver leur peau. Ils attendaient. Ca aura bien lieu un jour. Dans 6 mois sans doute. On n’est pas à 6 mois près. 6 mois après, rien n’a eu lieu, rien n’a bougé. Mais on peut signer encore pour les 6 prochains mois. On peut faire le pari. On peut parier que d’ici un an ou deux, là, vraiment, on aura parfaitement raison. On saluera les quelques Français dont on a fait connaissance, on engueulera nos copains russes qui refusent de rentrer à la maison, et on partira dare-dare, aussi rapidement que nous sommes arrivés. La précipitation sera toute autre. L’idée ne sera pas de fuir pour sauver sa vie, mais de courir pour rattraper le temps perdu. On peut laisser les valises dans l’entrée pendant ce temps. Au changement de saison, il faudra simplement changer le contenu, en préparant des vêtements plus ou moins chauds. Ils n’étaient pas chez eux. Ils étaient en exil. Ils étaient ici de manière temporaire. Ils n’ont jamais compris que le temporaire deviendrait permanent.

Mes arrières grands-parents ont vécu toute leur vie française avec des valises en partance pour la Russie dans l’entrée de leur appartement. Ils n’ont pas voulu s’enraciner. Ils n’ont pas pu le faire. Ce n’était pas un manque de volonté de leur part. C’était simplement quelque chose d’impossible. Promis, vraiment, un jour, tout ça sera fini et on pourra revenir là-bas. Promis, on est en France seulement pour être au vert, pour ne pas se faire buter. On se cache ici sans savoir qu’il faut vivre au grand jour. On se cache ici sans savoir qu’il n’y a plus rien à fuir, que tout est terminé. L’effroi ne sera plus leur allié. La tristesse et le mal du pays, si.

J’ai toujours trouvé cette histoire de valises immensément triste. Je n’en ai jamais pleuré, sinon je passerai ma vie à pleurer un passé qui ne m’appartient pas, mais j’ai toujours ressenti une grande tristesse à ce propos. Au lieu de créer un renouveau, au lieu de s’établir en bonne et due forme, au lieu de faire table rase du passé, ils n’ont pas réussi à se reconstruire. Ils n’ont pas réussi à passer outre. Ils sont restés bloqués dans le passé. Avec leurs valises au beau milieu de l’entrée. Des valises chiens de garde, prêts à aboyer, japper et faire le beau en cas de bonne nouvelle.

Je venais de la voir. Je venais de sortir de son appartement. Je lui en parle souvent. Je ne sais plus si je lui en avais parlé ce jour-là ou non. Peut-être avais-je parlé en rigolant de mes valises plus grosses que moi quand je prends l’avion. Peu importe. J’étais dans la rue. Je repensais aux valises que je me traîne. Je repensais aux valises qui sont derrière moi, que je ne peux apercevoir que du coin de l’œil, lorsque je regarde par-dessus mon épaule. J’ai pris une décision complètement dingue en pleine rue. J’ai décidé de visualiser ces valises au beau milieu de la rue. J’ai voulu les ouvrir pour connaître leur contenu. De la curiosité. Je n’avais jusqu’alors jamais pensé à ouvrir ces valises encombrantes. J’étais jusqu’à présent incapable de comprendre la raison de leur taille et de leur poids.

C’étaient deux énormes valises. Je dirai même : des malles. L’extérieur n’a pas tant d’importance que ça. Elles dégueulaient d’affaires. On ne sait jamais ce qui peut arriver, il faut savoir être prévoyant. Il faut pouvoir se sortir de n’importe quelle situation. D’où les malles dégueulantes. On bourre, on bourre, on bourre. Au pire, on peut s’asseoir dessus à plusieurs pour parvenir à les fermer. On y trouvait en vrac : des photographies, des lettres, un peu d’argent, des bijoux, des fourrures et des mouchoirs. Des photographies, pour ne pas effacer les visages. Des lettres, pour ne rien oublier. A défaut de se souvenir de leurs voix, on se rappelle leurs écritures. Pas trop d’argent, car cela ne sert pas à grand-chose. Le rouble n’a aucune espèce d’importance. Il n’a aucune valeur. Qui veut de l’argent venant d’un peuple s’entretuant. L’argent ne parviendra pas à tirer d’affaire. Les bijoux, si. Les bijoux s’échangent. Les bijoux se cachent. Les bijoux se cachent dans les corsages et les doublures. Les bijoux attisent la convoitise. Les bijoux valent bien plus qu’un repas et un lit. Et pourtant. Les fourrures sont chaudes et précieuses. Elles peuvent aussi servir de monnaie d’échange. Et on ne sait jamais : si on ne sait pas vraiment où loger, si on ne trouve rien à se mettre sous la dent, une fourrure peut toujours être utile. On ne sait jamais. Les mouchoirs. Les mouchoirs sont fins, presque transparents, et surtout brodés. On ne sort pas sans son mouchoir monogrammé. Voire : on ne passe pas une journée sans mouchoir. Un mouchoir sert à tout. On ne voyage pas sans son stock de mouchoirs. Ce n’est pas parce qu’on fuit, ce n’est pas parce qu’on renonce à tout qu’il faut perdre ses habitudes. C’est peut-être le seul détail nous raccrochant à notre vie d’avant. Ce n’est pas parce qu’on a les vêtements crottés de boue et les semelles défoncées qu’il faut en oublier le mouchoir brodé. Tout est une question de détail. Seuls les détails comptent. Les détails nous maintiennent en vie.

Je n’ai pas reconnu mes affaires. Rien ne m’était familier. Rien ne m’appartenait. Le seul point commun était le bordel, mais ce n’est pas suffisant pour faire de ces objets les miens. Je les ai longuement regardés. J’ai cherché des indices. J’ai cherché des preuves. Je ne sais pas ce que je cherchais, mais je cherchais. J’ai refermé les deux valises respectueusement, avec beaucoup de précaution. Je ne voulais rien abîmer. Il fallait laisser les reliques intactes. J’ai pensé très fort « Je suis désolée. Ce n’est pas à moi. C’est peut-être à vous, c’est même vraisemblablement à vous, mais vos valises ne sont pas les miennes. Je ne peux pas les traîner avec moi puisqu’elles ne m’appartiennent pas. Alors voilà, je les referme. J’ai bien tout regardé. Je n’ai rien dérangé, tout est à sa place. Je les laisse ici, je les laisse derrière moi, et vous en faites ce que vous voulez. Ne voyez aucune insolence, aucun mépris de ma part, mais ces valises sont plus les vôtres que les miennes. Les mouchoirs brodés, c’est terminé. Les fourrures, c’est plus vraiment possible. »

J’ai parlé de ces énormes malles à ma mère. Elle m’a dit qu’elle les connaissait. Sans jamais les avoir vues. Je n’ai pas parlé des broderies sur les mouchoirs. Je n’ai pas parlé de la couleur des fourrures. Elle m’a dit « je les vois noires » et « les mouchoirs étaient brodés ». Elle avait raison. J’ai appris à cette occasion qu’il y avait une histoire de fourrures ou de fourreurs dans ma famille. Je n’en avais jamais entendu parler. Rien ne m’étonne. Tout fait sens. Tout est logique.

Je continue de voyager avec du sopalin et un fer à repasser dans ma valise. Je continue de porter ma valise avec beaucoup de peine. A chaque voyage, même pour un tout petit week end de rien du tout, je porte un âne mort. Je n’ai plus jamais revu les malles. Les seules valises qui m'encombrent sont miennes. Et c'est mon choix.

Je pose une deuxième fois ces valises. Cette fois sur le papier. Il y a encore énormément de voyages dans le temps. Enormément d’histoires. C’est, j’espère, le début de quelque chose. Je laisse ces valises ici avec de la douceur, du calme et du soin. Elles ne m’appartiennent pas, mais doivent être en bon état pour le retour de leurs propriétaires. J’espère qu’ils viendront les récupérer une nuit, sur la pointe des pieds, quand les vivants dormiront. Ils verront comme on en a pris soin.

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Commentaires
A
Oui c'est l'un de ses livres !
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A
Coucou Zofia, merci beaucoup ! Oui, j'en ai entendu parler ! J'ai même un livre sur le sujet mais pas encore lu. Je m'intéresse beaucoup à la généalogie. J'ai une famille assez dingo et pour certains points / certaines personnes j'ai peur de creuser. Peur de découvrir des trucs sordides (j'en connais déjà pas mal et même si ça ne me "hante" pas, ça me met tout de même mal à l'aise) . Par exemple j'ai appris cette semaine, en étant à l'autre bout du monde, qu'un de mes grands parents aurait été pendant la guerre sympathisant nazi, ou tout du moins aurait trouvé les idées des nazis "pas si mauvaises que ça". Je suis tombée de mon armoire car c'était une personne droite et intègre, que je vois mal avoir ce type d'idées. J'ai demandé des preuves ou au moins des idées de preuves à la personne m'apprenant ce choix, elle m'a dit que ce sont juste des bruits de couloir...
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Z
Comme d'habitude, ton texte est très bien écrit mais je ne suis pas certaine que les seules valises qui t'encombrent soient vraiment les tiennes... j'imagine que tu as entendu parler de psychogénéalogie ? et bien ton texte m'y fait incroyablement penser... ce coup des valises pleines que tu transportes, c'est dingue ! <br /> <br /> En tous les cas, je sais pas ce que tu as décidé de faire mais il y a quelques mois, j'ai commencé la généalogie de ma famille et c'est vraiment très intéressant de remonter le temps...
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