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Après l'averse
26 mai 2018

# 9

Chez moi, pour des raisons politiques, on n’a pas le droit de célébrer la fête des mères. Je n’ai jamais très bien compris qui est le gros vilain pas beau qui a instauré ça (Pétain ? Staline ? Lénine ?). Je ne m’en souviens plus, et, au fond, cela n’a aucune espèce d’importance. La seule chose à savoir, c’est que, la semaine qui précède la fête des mères, je me garde bien d’acheter quoi que ce soit pour ladite maman, et que, le jour J, je ferme ma gueule bien comme il faut. A la rigueur, si je suis d’humeur taquine, je peux dire un « Bon bah, je te souhaite rien hein, pas de bonne fête des mamans. » Ce à quoi je peux l’entendre me répondre « Pas de merci, ma religion me l’interdit. »

Elle est l’un des amours de ma vie. Elle rend la vie plus douce. Bien sûr, parfois, rarement, on se hurle dessus. Bien sûr, parfois, rarement, on a envie de s’entretuer. Mais ça relève de l’anecdotique.

Elle est drôle (vraiment drôle). Elle a l’un des rires les plus communicatifs que je connaisse. On peut la reconnaître dans un hall de gare vrombissant de bruits en tous genres, grâce à son rire. Il m’est même déjà arrivé de me repérer dans un lieu labyrinthique à la clameur de son rire. C’est le genre de femme qui a un rire faisant obligatoirement sourire voire rire. Quand elle rit plus qu’une minute (ce qui arrive souvent) on a même l’impression qu’elle va suffoquer ou se faire pipi dessus. Elle pleure souvent de rire. Je n’ai jamais su si, depuis sa naissance, ses voisins l’ont maudite sur trois générations ou si, au contraire, l’entendre rire depuis l’appartement d’à côté est une source de joie. Dans tous les cas, une chose est sûre, jamais personne n’est venu se plaindre pour cause de tapage nocturne ou rire abusif.

Elle est un peu timbrée. Un peu folledingue. Un peu tarée. C’est de famille. Ce n’est pas une critique. De toute façon, je m’inclus dedans. Les chiens ne font pas des perroquets. Par exemple, sans même réfléchir, là maintenant tout de suite, je repense à la fois où elle a failli créer un plan Vigipirate à elle toute seule en Grande Bretagne. Nous étions toutes les deux à Londres. Je n’arrive plus à me souvenir si j’étais à la fin du collège ou au lycée. Nous prenions l’Eurostar pour rentrer à la maison. On avait plus de sacs à porter que de bras disponibles. On passe les contrôles de sécurité. Rien à signaler. On se dirige vers le quai. Elle me demande son sac à main. Je lui réponds que je ne l’ai pas. Elle me regarde, excédée, et me redemande très sèchement son sac à main. Je lui réponds, prenant un peu vite la mouche en raison de son ton pète sec, que je n’ai pas son sac, que je ne suis pas un porteur, et que, dans la vie, chacun gère son sac à main comme un grand garçon ou une grande fille. Elle ouvre des yeux comme des soucoupes. Regarde dans chaque sac rempli de bordel londonien où se trouve son foutu sac à main. Elle ne le trouve pas. Elle devient blême. Elle me dit « JE REVIENS TOUT DE SUITE » et part en courant, en me plantant là, comme une crotte, sur un quai, avec le train qui part bientôt et cette multitude de sacs relevant d’un shopping pathologique. Je lui hurle « MAIS JE FAIS QUOI ?! », avant de l’entendre me dire de l’autre bout du quai « TU TE DEMMERDES, MOI JE CHERCHE MON SAC. » Ma mère a toujours cherché à me rendre la plus indépendante possible. « Marche ou crève » doit être l’une de ses Formules de Vie. Je décide donc de me démerder, enfin, je ne décide rien du tout, je n’ai pas le choix. Je dois me démerder. Je monte dans le train. Un brave British me voit toute déconfite à côté de ma cargaison de sacs et de nos valises. Il faut savoir que ma mère a comme Principe de Vie de voyager avec une valise remplie de on ne sait jamais ça peut servir, qui consiste, par exemple, à prendre un fer à repasser, une trousse à pharmacie qui ferait pâlir d’envie n’importe quelle infirmerie, un peignoir ou encore des multiprises électriques. Elle m’a transmis ce fichu virus. Mon mec en fait des jaunisses et me dit que je dois me faire soigner (dernièrement, je suis partie en vacances avec lui et, quand même, entre autres, un paquet de riz dans ma valise, car on ne sait jamais, le premier soir, peut être que tout sera fermé et qu’on ne trouvera pas de Mcdo et qu’on aura la flemme de sortir pour manger quelque part. Il a pratiquement pleuré de rire à cause de mon paquet de riz, alors que je lui soutenais mordicus que, vraiment, il n’y a rien d’extravagant à voyager avec un paquet de riz). Pour en revenir à l’Eurostar, le charmant British me demande si j’ai besoin d’aide pour soulever mes ânes morts depuis le quai jusqu’à mon siège. Je réponds par l’affirmative avec un sourire poli (autres principes de vie maternel : « toujours sourire aux messieurs qui se prennent volontairement pour des sherpas » ainsi que « toujours être gentille et polie avec les étrangers, car les Français ont une réputation de chiotte, et on vaut mieux que ça »). Le charmant British continue de sourire, commence à porter mes affaires avant de, soudainement, s’arrêter un instant parce que le bordel à rapporter en France pèse le poids d’un bovin en surpoids. Il me demande mi-flegmatique mi-rigoleur si je collectionne les cailloux (je me souviendrai TOUTE MA VIE de cette phrase), je lui réponds un peu vexée et sèchement (j’ai demandé mentalement pardon à ma maman pour avoir failli à ses deux principes de vie sur les hommes sherpas et sur les étrangers avec qui rester systématiquement polie) que ma mère a perdu son sac à main, que je suis furieuse à cause d’elle, que si ça se trouve je vais rentrer toute seule à Paris, que je crois que c’est elle qui a les clefs de la maison dans son putain de sac, que je pense donc être peut-être à la rue et que ça s’annonce être un bordel sans nom, mais qu’au pire je me débrouillerai et que donc, vu l’ambiance, sa blague de cailloux ne tombe pas au bon moment. Il m’a regardée un peu penaud avant de me dire être navré pour le fucking handbag.

Elle est revenue toute échevelée, les joues rougies, le sourire conquérant, avec son trophée, fière comme un coq en pâte, au moment même où la sonnerie de la fermeture des portes retentissait. Elle m’a expliqué, pas peu fière, avoir parlé gentiment à un charmant monsieur de la gare, en lui expliquant que son sac à main avait disparu à un moment donné, sans doute après les portiques de sécurité, et qu’il fallait le trouver very quickly parce que son train partait now. Ils ont couru dans les couloirs labyrinthiques de la gare, en empruntant des passages secrets à la Stéphane Bern, pour parvenir au plus vite au niveau des passages de sécurité. Je ne me souviens plus si le sac trônait toujours à cet endroit, en attendant patiemment sa propriétaire tête en l’air, ou s’il a été précieusement récupéré par une bonne âme, afin de le confier au service des objets trouvés. De même, je ne sais plus si le Sauveur de ma mère lui a dit de ne pas s’inquiéter, que le train ne partirait pas sans elle, ou si, au contraire, il fallait un minimum s’activer les fesses. Cette anecdote, ce presque plan Vigipirate (je me souviens avec précision être terriblement angoissée à l’idée que la gare soit évacuée par une équipe de démineurs, en raison d’un sac à main abandonné au milieu de l’une des plus grandes gardes d’Europe – ma mère est vraiment capable de provoquer un plan Vigipirate à elle toute seule), c’est ma mère tout craché. Nous sommes revenues à la maison sans encombre. J’ai quand même dû, sûrement, lui dire un « MAIS T’ES COMPLETEMENT FOLLE, ON N'OUBLIE PAS SES AFFAIRES COMME CA, ET COMMENT ON AURAIT FAIT, ET SI LE TRAIN ETAIT PARTI SANS TOI, ET SI TU NE L’AVAIS JAMAIS RETROUVE, ET SI TU ETAIS RESTEE BLOQUEE A LONDRES ? », ce à quoi, je ne m’en souviens pas mais c’est sans doute une réponse de ce type, elle a dû prononcer avec sa tête malicieuse et rigolote « Ohlala, c’est bon, c’est pas grave, ça arrive à tout le monde, avec des si on met Paris en bouteille, tu te serais débrouillée, tu aurais trouvé une solution, j’aurais retrouvé mon sac, et ça ne t’arrive jamais d’être un peu tête en l’air ? »

 

C’est quelqu’un de très pragmatique. Quand elle s’est remariée, elle m’a dit ne pas vouloir dépenser trop d’argent pour une robe qu’on ne porte qu’une seule fois, qu’on ne remet jamais, et qui, dans le fond, ne sert pas à grand-chose. J’étais en classe de sixième et je découvrais en l’espace d’une conversation qu’un sacro-saint mariage n’avait rien à voir avec les films et que, surtout, il n’avait de sacro-saint que le nom. Elle a eu la lubie d’aller chez Tati, pour voir, à tout hasard, s’il n’y avait pas de rayon mariage. Elle a trouvé son compte. Elle est tombée sur une robe mignonne, bien coupée, planquée au fond d’un rayon, cachée par des choucroutes meringuées. Et là, comme ça, parce qu’elle est complètement folle, parce qu’elle se contrefout des convenances, parce qu’elle est toujours pressée, parce qu’elle a un emploi du temps de ministre, au lieu de faire comme tout le monde la file d’attente pour accéder aux cabines d’essayage, je vois ma mère en culotte et soutif en train d’essayer la robe repérée quelques instants plus tôt. Je suis livide. Je cherche les caméras cachées. Je vois à la place un vendeur ou vigile, je ne sais plus, se diriger vers elle pour lui dire que bon, elle est bien gentille, mais il y a des limites dans la vie. Je me souviendrai toujours de son impérial « Monsieur, à ma connaissance, je ne suis pas toute nue, personne ne meurt à cause de la vue d’une petite culotte, du moins pas en France. » A ce moment précis, j’étais mentalement en arrêt cardiaque de honte. Le pauvre monsieur a compris que ma mère était du genre courtoise-Sissi l’impératrice-souriante mais ayant toujours le dernier mot (option culotte, soutif et réplique cinglante qui tue en un battement de cils). Elle a acheté sa robe. Elle a eu l’affront de ne pas aller dans une cabine pour se rhabiller. Elle est sortie du magasin comme si de rien n’était, comme s’il n’y avait rien de plus ordinaire que d’acheter sa robe de mariage chez Tati, avec l’option fesses à l’air en cadeau bonus. Ma mère, c’est exactement ça. C’est une femme qui, peu importe les circonstances, arrive à rester digne (et, en culotte dans un lieu public, ce n’est pas donné à tout le monde).

A son deuxième mariage, tout le monde est venu me voir en s’exclamant « Ta maman est resplendissante, sa robe lui va à merveille. » Je pensais silencieusement « Si vous saviez… », mais, au fond, j’étais d’accord avec eux. Elle était resplendissante. Sa robe lui allait à merveille.

Parfois, je pense que ça se comprend aisément, ma mère me fatigue. C’est toujours de la bonne fatigue. C’est toujours de la fatigue qui fait rigoler rétrospectivement, mais, souvent, sur le moment, je lève les yeux au ciel en me disant « Qu’est-ce qu’elle va faire encore ?! ». Ma mère, c’est un phénomène à elle toute seule.

Un jour, elle m’a dit très naïvement et sincèrement « Durant toute ma scolarité, le reste de la classe me disait que j’étais un clown et que je créais une ambiance rigolote, que les cours chiants devenaient acceptables grâce à moi, mais je ne comprends pas pourquoi. J’étais considérée comme une très bonne camarade, mais je ne sais pas pourquoi. » Ma mère met une ambiance de ouf partout où elle se rend, sans même en avoir conscience.

Elle a toujours exigé trois choses de moi. Etre polie et gentille (j’ai mis du temps à comprendre qu’il s’agissait de deux concepts distincts, et, aujourd’hui encore, j’ai tendance à les associer dans une vague idée fourre-tout de « politesse-gentillesse-vivre ensemble tout ça c’est la même chose », alors que je me trompe). Etre excellente à l’école. Etre indépendante. Le reste n’avait aucune espèce d’importance. Le reste était secondaire. Elle ne m’a jamais fait chier pour quoi que ce soit d’autre. Elle se focalisait sur ma scolarité, ma politesse et mon autonomie. Concrètement, cela a donné lieu à des situations assez invraisemblables au cours de mon enfance. On menait une vie de pacha. Si je n’avais pas envie de me laver un soir, ce n’était pas grave. Si j’avais envie de manger uniquement des biscuits pour un dîner, ce n’était pas grave. Si j’avais envie de faire une nuit blanche, ce n’était pas grave. Si je voulais prendre mon petit-déjeuner au lit, ce n’était pas grave. Si je voulais sortir dans la rue en étant déguisée, ce n’était pas grave. Si je voulais apprendre à cuisiner et que je carbonisais les steaks hachés surgelés, ce n’était pas grave. Rien n’était grave. Ma mère me laissait éteindre la lumière à pas d’heure. J’organisais des soirées pyjamas, à l’école primaire, à n’importe quel jour de la semaine. J’ai rapidement compris que je rencontrerais plus de succès les mardis soirs et les samedis soirs, en raison des lendemains sans école. Mais, concrètement, ma mère m’autorisait à faire la java à la maison, n’importe quand, n’importe comment, parce que notre accord tacite était respecté. Mon job, c’était de ramener des bonnes notes à la maison. Alors s’il me venait à l’idée de fabriquer une cabane un mardi soir et de dormir dedans, plutôt que dans mon lit, il n’y avait aucun problème. Il n’y a jamais eu de problème.

J’avais les clefs de chez moi dès le CP. Je rentrais toute seule chez moi. Elle me faisait confiance. Elle m’avait montré le chemin plusieurs fois, pour s’assurer que je m’en sorte. Elle m’expliquait qu’on ne traversait pas comme une merde au bonhomme rouge, mais, qu’au contraire, il était impératif de veiller au petit bonhomme vert et de tourner la tête à gauche et à droite avant de traverser. Elle me montrait comment se faire à manger seule, comment repasser ses vêtements seule, comment se laver les cheveux seule, comment faire ses devoirs seule, comment être autonome. Elle m’expliquait que, plus tard, dans la vie, à un moment donné, pour une raison X ou Y, je devrais savoir compter sur moi et uniquement sur moi, car il n’y aura personne pour faire les choses à ma place. J’allais à la bibliothèque toute seule. Je prenais le bus toute seule. J’achetais le pain toute seule. Je prenais le métro toute seule. A chaque fois, elle m’a d’abord montré. Elle me décortiquait les actions. « Alors, tu vois, tout d’abord, tu dois connaître le trajet. Si tu ne le connais pas, tu regardes sur un plan. Il faut aussi prévoir le temps. Il faut prévoir un peu de temps d’avance. Et qu’est-ce que tu fais quand tu sors de la maison ? Tu fermes la porte à clef, tu mets les clefs dans ton cartable. On ne perd jamais les clefs. Si on les perd, on va chez la voisine, ou chez ton oncle. Tu te souviens du trajet pour aller chez ton oncle ? Tu te souviens comment on traverse la rue ? Et, par exemple, quand on va à la bibliothèque, on vérifie d’abord les horaires d’ouverture. Par exemple, c’est toujours fermé le dimanche. Donc on prévoit à l’avance. On sait qu’on va à la bibliothèque seulement quand les gens y travaillent. » Tout était parfaitement expliqué, analysé, décortiqué. Tout était limpide. Parfois, cela me faisait un peu peur, mais elle me donnait beaucoup de courage. Elle avait énormément confiance en moi, je dirai même qu’elle avait une confiance absolue en mes capacités. Elle me disait toujours « Tu en es capable. Tu vas y arriver. »

J’avais quatre excellentes amies quand j’étais à l’école primaire. Aujourd’hui, trois existent encore dans ma vie. Récemment, je dînais avec deux d’entre elles. L’une m’a dit « Tu sais l’Averse, tu étais notre modèle. Tu étais un alien. Tu étais la meilleure de la classe, et tu vivais des trucs de ouf. Nos parents hallucinaient que tu aies les clefs de chez toi, que tu restes chez toi sans foutre le feu dans ta cuisine, que tu ailles à la bibliothèque sans personne alors qu’on nous tenait la main pour traverser, et que ta mère te retrouve le soir en un seul morceau, sans avoir foutu le bordel, après avoir fait tes devoirs, comme si c’était parfaitement normal. Et puis quand tu faisais tes soirées crêpes –cabane ou tes soirées pyjamas au beau milieu de la semaine, c’était incroyable. Nos parents étaient sidérés que tu aies cette marge de manœuvre, que tout soit si simple, si libre. » Elles venaient souvent chez moi pour le goûter. L’autre a renchérit « Tu étais notre babysitter. Nos parents te faisaient confiance. Nos parents disaient « OK, vous voulez aller chez l’Averse, très bien, vous pourrez faire un dîner bonbons avec elle, de toute façon on sait que vos devoirs seront faits. » »

C’est très bizarre, mais quand elles m’ont dit ça, j’ai eu envie de pleurer. J’ai failli pleurer d’avoir été la babysitter de mes amies. J’ai trouvé ça autant triste que beau. Avec ma mère, c’était une liberté absolue. J’étais seule, mais cela n’avait rien à voir avec la solitude vécue avec mon père. C’était une autre forme de solitude. C’était une solitude « Tu es une grande fille. Tu dois te débrouiller seule. Tu dois te préparer à être une adulte. Tu seras une adulte. Alors tu fais tes armes maintenant. La vie, c’est être seul. Alors montre-moi ce que tu as dans le bide. Sois une femme ma fille. »

Elle a commencé à m’apprendre ça dès mes premières années. Je la soupçonne même de m’avoir dit, sans doute, quand j’étais encore un bébé « Mon chaton, il va falloir se relever les manches et se sortir les doigts du cul, car rien ni personne ne peut le faire à ta place. » Le premier souvenir que j’ai précisément en mémoire remonte à l’âge de 2 ans et quelques. J’étais très bavarde, mais c’était encore l’âge où seul l’entourage comprend précisément les babils de l’enfant. Pour les inconnus, les sons n’étaient pas suffisamment bien articulés pour être parfaitement compréhensibles. J’étais avec elle à la Fnac. Elle m’a dit « Maman va regarder les livres. Peut-être qu’on va se perdre. Si cela arrive, ce n’est pas grave. On va se retrouver. Quand tu te perds, tu vas voir les personnes comme le monsieur là-bas. Est-ce que tu vois le monsieur avec le gilet coloré ? Tu vois le gilet ? C’est le gilet des dames et des messieurs qui travaillent ici. Tu parles uniquement à un monsieur ou une dame avec ce gilet. Tu ne parles pas aux autres. Montre-moi une dame qui a un gilet comme ça. Voilà, c’est ça, tu as raison. Eh bien, si tu ne retrouves plus Maman, tu vas voir le monsieur ou la dame avec le gilet, tu dis « Bonjour Monsieur » si c’est un monsieur, ou « Bonjour Madame » si c’est une dame, tu dis ton prénom et tu dis « J’ai perdu Maman ». Est-ce que tu as compris ? Est-ce que tu veux que je répète ? Explique-moi ce que tu dois faire. Explique-moi la consigne. » Elle s’assurait que c’était clair et limpide. Je me suis déjà perdue plusieurs fois. Elle cheminait entre les rayonnages, plongée dans tel ou tel bouquin. Mon regard arrivait pile au niveau des présentoirs. J’étais au sens propre haute comme trois pommes. Et parfois, souvent, je cherchais du regard un gilet coloré, je disais « Bonjour Monsieur, je m’appelle l’Averse, j’ai perdu Maman. » La personne devait sans doute comprendre un « Bozour Mosio l’Averse perdu Maman ». Ma mère m’a appris il y a quelques années que je ne pleurais jamais. Que j’étais sereine. Que je savais qu’elle reviendrait. Que les vendeurs hallucinaient. Que je ne faisais aucune crise de larmes à l’accueil. Que la personne préposée aux annonces sonores disait au micro « Une petite fille avec une robe bleue et un gilet jaune dont on ne comprend pas le prénom attend sa maman à l’accueil. » Et que tout allait bien. Tout allait bien dans le meilleur des mondes. Bizarrement, quand je repense à ces souvenirs, j’en suis assez triste. C’est paradoxal, mais je suis triste que ma mère m’ait fait éperdument confiance, toujours, tout le temps. J’ai le sentiment d’avoir toujours dû être sage. J’ai le sentiment d’avoir toujours dû être vigilante. J’ai le sentiment d’avoir toujours dû être sérieuse. J’ai le sentiment d’avoir toujours dû me reposer uniquement sur moi-même, et sur personne d’autre. Peut-être, sans doute, sûrement, est-ce lié aussi à mon histoire avec mon père. Au fait que j’étais sa propre mère. Je n’ai pas de souvenir d’enfance où j’étais insouciante. Bien sûr, comme tout le monde, j’ai fait des conneries. Mais au fond de moi, j’ai toujours été vigilante. J’ai toujours fait attention. Et même si ce n’est pas grave, même s’il n’y a pas mort d’homme, je ressens le poids des responsabilités sur mes épaules. Je ressentais inconsciemment le fait que, oui, les parents de mes copines avaient la certitude absolue qu’elles prendraient un goûter chez moi, sans aucun problème, que les devoirs seraient parfaitement faits, que rien de grave n’arriverait. RIen de grave ne peut arriver si je suis là. Et je suis triste de ce trop-plein de confiance.

On m’a toujours dit (pas seulement ma mère, mais tout le monde) « Je ne m’inquiète pas pour toi. » Toujours. Tout le temps. C’est difficile à expliquer, mais c’est une phrase que je déteste. J’aurais aimé qu’on s’inquiète pour moi. J’aurais aimé qu’on s’inquiète pour moi, à cause de mon père. J’aurais aimé qu’on s’inquiète pour moi, au lieu de m’accorder une liberté peut-être un peu trop importante. Je ne sais pas comment je serais avec mes enfants, si j’en ai un jour. Je ne sais pas si je leur ferais une confiance aveugle, comme ma mère l’a fait avec moi. Elle m’a toujours immensément aimée, elle continue de m’aimer immensément, mais son manque d’inquiétude à mon égard m’a toujours pesé. J’aurais aimé qu’elle s’inquiète plus pour moi. Elle s’est tellement peu inquiétée à mon sujet qu’on peut compter sur les doigts d’une main toutes les occasions où j’ai vu l’inquiétude poindre sur son visage. Je ne lui en veux pas, je ne ressens aucune colère à ce propos. C’est seulement un sentiment paradoxal. Je lui en suis immensément reconnaissante car je suis grosso modo une Jeep tout terrain (même si, bien sûr, j’ai des failles, des peurs et des limites). Mais, à la fois, je n’ai jamais ressenti une inquiétude de sa part qui, peut-être, je n’en sais rien, m’aurait sans doute rassurée. Ce n’est pas qu’elle ne me protégeait pas. Elle m’a toujours protégée. Mais elle m’a trop appris à compter sur moi-même. Elle m’a transmis, consciemment ou inconsciemment, je n’en sais rien, l’idée que la vie c’est Koh Lanta et que pour survivre la seule chose qui compte c’est mes ressources personnelles.

Elle ne m’a jamais prise pour un bébé. Elle a toujours été franche, honnête, sincère. Elle a su me dire « Je ne sais pas » quand elle ne savait pas. « Je ne peux pas » quand elle ne pouvait pas. Elle m’a toujours montré ses limites. Elle ne m’a jamais raconté de carabistouilles. Quand j’étais à l’école maternelle, la mort de la maman de Babar et la mort de la maman de Bambi ont été deux grands traumatismes. Je me souviens être allée la voir en pleurant. Pourquoi la maman de Babar (ou Bambi) mourrait. Pourquoi Babar (ou Bambi) était tout seul. Pourquoi. Elle m’a répondu « Toutes les mamans meurent. Je vais mourir. Je ne veux pas mourir maintenant. Je pense que je vais mourir dans longtemps, quand tu deviendras une maman ou une grand-mère. Quand tu seras très très très vieille. Tu t’en sortiras sans moi. Tu auras peut-être un mari, peut-être des enfants, tu auras des personnes autour de toi qui t’aideront. Tu auras un beau travail, tu seras contente d’aller au travail, et ça t’aidera. Le travail, la famille et les amis ça aide quand les mamans meurent. Et si tu n’y arrives pas, il y a des médecins qui aident quand les mamans meurent. C’est des médecins avec qui on parle et qui donnent des médicaments contre la tristesse et les cauchemars. Mais je vais mourir. Et tu vas mourir aussi. C’est triste, mais c’est comme ça. On meurt quand on a fini la vie, quand on n’a plus rien à faire, quand on a fait tout ce qu’il fallait faire. Après, on reste dans la tête et dans le cœur des gens. Et, je ne sais pas trop comment te l’expliquer, mais on sera ensemble toute ta vie. » J’en ai terriblement pleuré. Je continue d’y penser en ayant envie de pleurer. Plusieurs décennies après, je ne sais toujours pas comment je ferai sans ma maman. Je sais juste qu’il y aura des personnes de mon entourage, un travail et, si besoin, un médecin qui fait parler et donne des médicaments contre les cauchemars qui m’aideront à survivre. Il y a quelques années, je lui ai demandé comment je ferai pour m’en sortir sans elle.  Sa réponse fut lapidaire « Tu t’en sortiras très bien. Tu t’en es toujours sortie. Je ne m’inquiète pas pour toi. »

Ce qui a été paradoxal, et qui continue de l’être, c’est son côté mère juive. Ma mère, même aujourd’hui, s’assure de la présence d’un éventuel pull, d’un éventuel paquet de mouchoirs, d’une éventuelle boîte de médicaments, pour me sauver la vie. Car il fait froid dehors. Car je vais tomber malade. Car j’ai le nez qui va bientôt couler. Car le Doliprane ça sauve la mise en toute circonstance. Alors je pense au fond de moi « Putain mais je peux même pas lui dire de se calmer car elle se calmera jamais, le jour de mes 40 ans elle me dira que mon pull n’est pas assez épais et que je vais attraper une bronchite ou que je dois réajuster mon écharpe pour éviter une angine. » Ma mère, c’est ça. C’est mon assistante de santé personnelle, qui veille toujours au grain et qui sait d’avance que je vais attraper froid.

Elle a eu des gros problèmes dans son enfance. Ses parents étaient des personnes extraordinaires à mes yeux. Malheureusement, ce n’étaient pas des parents extraordinaires. Du moins, pas avec elle. Je l’ai toujours compris. Sa mère est morte avant ma naissance. Son père quand j’avais deux ou trois ans. Je lui ai dit un jour, de but en blanc, alors que j’étais soigneusement occupée à brosser les cheveux d’une poupée « Maman pourquoi tu n’aimes pas ta maman ? Je croyais que toutes les mamans aimaient leur petite fille, mais alors qu’est-ce qu’il y a avec ta maman ? »

Elle est restée muette comme une tombe. C’était l’une des rares fois de ma vie où ma mère ne me répondait pas. C’était l’une des rares fois où je comprenais que je devais me taire, qu’il existait des choses à ne pas dire. J’ai mis du temps à faire un lien de cause à effet avec un terrain de jeux sortant de l’ordinaire. Souvent, on prenait la voiture pour se rendre chez un monsieur pour les adultes. Elle me laissait dans la salle d’attente avec une valise de Barbie. J’étais assise au fond d’un canapé, avec les jambes qui dansaient dans le vide. Ou bien, à l’inverse, je me vautrais par terre en évitant de me cogner la tête dans le coin de la table basse. Il y avait souvent un monsieur assis droit comme un i à l’autre bout de la salle d’attente. Parfois, il me regardait avec stupéfaction. D’autres, fois, il faisait comme si je n’existais pas. La salle d’attente du cabinet de son psy était au fond une salle de jeux comme une autre, à la différence près qu’il s’agissait du seul endroit où une grande personne semblait éberluée par ma présence et/ou ma valise de Barbie. J’imagine qu’au bout de quelques séances, ce patient a dû comprendre la situation.

Quand j’ai pris l’avion pour la première fois, je devais me rendre à Bordeaux. Ma mère travaillait. C’était un été de l’école maternelle, mais il m’est impossible de me souvenir de mon âge précis. Je devais rejoindre le jumeau de ma mère (le jumeau de ma mère mérite à lui tout seul un article. Un peu comme toute ma famille en fait), qui avait loué une maison de vacances. Ma mère m’avait expliqué : « Tu vas prendre l’avion toute seule pour le rejoindre. Je vais venir avec toi jusqu’à l’aéroport. Les dames qui travaillent dans les avions s’appellent les hôtesses de l’air. Leur métier, c’est d’aider les gens. Tu vas avoir une hôtesse de l’air pour toi toute seule, car quand on est une petite fille qui prend l’avion toute seule, les chefs des avions obligent les hôtesses de l’air à aider les enfants. Elle va s’occuper de toi, elle va vérifier si tout va bien. Tu as des coloriages dans ton sac et ton doudou. Je vais apporter ta valise à un stand, la dame ou le monsieur du stand va récupérer la valise et elle sera dans la partie basse de l’avion. Tu seras dans le ciel pendant le voyage. Et quand tu vas arriver à Bordeaux, tu te souviens, je t’en ai parlé, c’est la grande ville où tu vas voir ton oncle, ta tante et tes cousins. Eh bien, quand tu seras à Bordeaux, l’hôtesse de l’air ou ton oncle va récupérer ta valise. Et ton oncle va montrer sa carte d’identité et une lettre, et tu seras avec lui. Après vous allez monter dans la voiture, vous arriverez dans la maison de vacances, et voilà. Tu vas voir, c’est génial. L’avion c’est rigolo, ça fait des secousses parfois, c’est comme un grand manège. Tu vas voir les nuages, tu seras dans le ciel. Moi je regarderai le ciel et je verrai ton avion, je penserai à toi dans les nuages, je me dirai que ma petite fille a beaucoup de chance d’être dans les nuages et que tu vas passer des vacances formidables. Tu as énormément de chance de prendre l’avion, d’avoir une hôtesse de l’air qui va t’aider, tu vas voir, c’est fantastique. »

J’ai adoré prendre l’avion. Je continue d’adorer prendre l’avion.

Je ne sais pas si c’est car ma mère me vendait toujours les nouvelles expériences de ma vie comme des choses formidables, ou si cela n’a aucun rapport, mais j’ai vraiment adoré prendre l’avion. J’étais à côté d’une petite fille terrorisée, qui a pleuré pendant tout le vol en serrant son doudou contre son cœur. L’hôtesse de l’air était dépassée par les événements. Je coloriais tranquillement le carnet que ma mère avait glissé dans mon sac à dos. J’étais un peu excédée par les pleurs incessants de ma voisine. Je n’avais aucune patience. J’ai fini par lui demander pourquoi elle pleurait. Bien sûr, bien sûr, c’était parce que sa maman n’était pas là. Je pense qu’elle doit se souvenir de moi, car j’ai eu la merveilleuse idée de lui dire « De toute façon, les mamans, ça meurt, tu seras toute seule sans ta maman, il faudra te débrouiller, elle sera dans une boîte dans un cimetière, y’a pas que les mamans de Bambi et de Babar qui meurent, ma maman elle m’a dit qu’elle va mourir, que toutes les mamans de tout le monde meurent, la maman de ma maman elle est morte, donc là t’es dans l’avion sans ta maman, c’est un exercice pour quand elle sera morte, maintenant est-ce que tu peux arrêter de pleurer s’il te plaît, ça me fatigue. Tu fais comment à l’école ? Tu pleures parce que ta maman elle est pas là ? C’est les bébés qui font ça. On n’est plus des bébés. Ta maman soit elle va au travail, soit elle reste à la maison, mais toi tu vas à l’école sans ta maman alors arrête de pleurer maintenant. »

L’hôtesse de l’air était profondément désespérée. Aujourd’hui, j’ai un peu honte du psychodrame causé, de l’huile que je n’aurais pas dû mettre sur le feu, de ma grande gueule que je n’aurais pas dû ouvrir. J’en ai parlé parfois en rigolant, des années après, pour raconter mon premier vol. Les réponses furent unanimes « Faut bien apprendre la vie parfois. Au moins c’était clair de ta part. Par contre peut-être que ça lui causera des années de thérapie. Mais dans un sens, tu as bien fait. »

Quand mon oncle est venu me récupérer à l’aéroport de Bordeaux, je crois qu’on lui a dit quelque chose du type « Votre nièce est très éveillée » ou quelque chose comme ça. Une jolie manière de dire au revoir au petit monstre que j’étais. J’ai encore le souvenir du mal de tête causé par les hurlements de ma petite voisine.

Etre un phénomène, c’est de famille.

Elle m’écrivait tout le temps des lettres. Elle m’écrivait des lettres quand j’étais en vacances avec mon père et mes grands-parents, ainsi que lors de mes séjours en colonie. Elle me racontait sa vie à travers ses lettres. Je n’ai pas tout gardé (honte à moi, honte aux déménagements, honte à mon ancien bordel), mais j’en ai encore un bel échantillonnage. Parfois même, quand nous étions ensemble, elle m’écrivait des lettres quand elle n’arrivait pas à me parler de quelque chose. Quand il y avait des problèmes de communication. Cf. « Pourquoi tu n’aimes pas ta maman ? ». Je trépignais d’impatience à chaque lettre reçue. Je battais des mains et faisais des cabrioles dans toute la pièce. J’avais reçu une lettre de Maman. C’était toujours un peu magique. Je me souviens d’une lettre envoyée de Londres qui disait en substance « Ma chérie, j’espère que tu vas bien. J’espère que tu es sage avec Papa, Daddy et Bonne-Maman. Je suis en Angleterre. C’est une île loin, très loin de la maison. Il faut prendre l’avion ou le train ou le bateau pour y parvenir. Là-bas, les bus et les cabines téléphoniques sont rouges, les voitures roulent dans l’autre sens qu’ici, les gens parlent une autre langue, ils ont une reine, un roi, des princes et des princesses, mais pas de président. La reine et sa famille habitent dans un vrai château, ils ont même plusieurs châteaux. Il y a un pont qui peut se lever pour laisser passer les bateaux. Le fleuve s’appelle la Tamise, mais cela n’a rien à voir avec ton tamis pour jouer dans le bac à sable. Ils mangent des choses qui sont parfois un peu bizarres. Ils boivent beaucoup de thé et ils mangent des bons gâteaux. Les soldats ont un beau chapeau qui fait penser à la peau d’un ours. L’heure n’est pas la même qu’ici. Il faut faire bouger les aiguilles des montres quand on va en Angleterre. Si tu veux, je te montrerai à la maison comment on bouge les aiguilles de la montre. Un jour tu apprendras à lire l’heure. Je pense à toi. Je t’embrasse très fort. Ta maman qui t’aime. »

C’était tout bonnement invraisemblable. Je ne savais même pas ce qu’était une langue étrangère, un fuseau horaire et le code de la route. C’était magique. Ma mère vivait toujours des aventures magiques.

C’est quelqu’un de profondément croyant. Quand j’étais petite, quand nous étions que deux, entre son premier et son deuxième mariage, quand il n’y avait que nous deux et personne d’autre, quand nous étions seules au monde, on allait à l’église. Je ne me souviens plus si nous y allions tous les dimanches, ou quelques fois par mois. Je me souviens de mes cours de catéchisme. Je me souviens que cela me passionnait. Je me souviens d’une phrase prononcée lors de l’office religieux qui dit, en substance (je n’ai plus les mots exacts en tête, mais ce n’est pas bien grave) « Prions pour ceux qui ne peuvent pas prier ». J’ai demandé à ma mère ce que cela signifiait :

« Ici, on est en France. On fait ce qu’on veut. Si on veut aller à l’église, on y va. Si on ne veut pas y aller, on n’y va pas. Personne n’oblige les gens à aller à l’église. Et personne n’interdit aux gens d’y aller. On décide si on veut y aller ou pas. On a le choix. Ce n’est ni bien, ni mal. Il y en a qui aiment les petits pois. Il y en a qui détestent. L’église c’est pareil. On ne va pas forcer les gens à manger des petits pois s’ils n'aiment pas. On ne va pas forcer les gens à aller à l’église s’ils n'aiment pas Dieu ou s’ils disent qu’il n'existe pas. Ils ont le droit de le dire et de le penser. Ils n’ont pas tort. C’est leur avis. C’est leur choix. Ce n’est pas parce que Dieu existe pour moi qu’il existe pour le voisin. Il y a des pays dans le monde, malheureusement, où on interdit aux gens d’aller à l’église. Et quand on aime aller à l’église, c’est très grave. Quand on croit en Dieu, on doit avoir le droit de lui parler. On peut lui parler dans sa tête, pendant la journée ou le soir. On peut aussi lui parler à l’église, parce que c’est l’endroit prévu pour ça. C’est la maison de Dieu, tu as compris ça ? Mais si c’est interdit d’y aller, c’est dramatique. Tu sais, je t’avais déjà raconté qu’il y a des petits enfants qui n’ont pas le droit d’aller à l’école. C’est pareil pour l’église. Il faut prier pour ceux qui ne peuvent pas le faire. On pense à eux, on pense à Dieu, on demande à Dieu que ces personnes puissent un jour avoir la chance d’aller à l’église. Peut-être que ça veut dire quitter leur pays. Peut-être que ça veut dire qu’il y aura des gros problèmes, comme des manifestations. Tu te souviens de ce qu’est une manifestation ? Peut-être qu’il y aura des gens en prison, blessés ou tués. Il faut pouvoir être libre. On a la chance d’être libre. Alors on prie pour les autres. On prie pour ceux qui ne peuvent pas prier. Ils savent qu’on prie pour eux. Ils pensent à nous dans leur tête. Et nous on pense à eux. On se parle dans nos têtes, c’est un peu magique. On s’envoie du courage par la tête. Si tu veux, on va prier ensemble pour ceux qui ne peuvent pas prier. On va leur dire qu’on pense à eux. On se bagarre dans notre tête, contre les méchants qui interdisent d’aller à l’église et on aide les autres. On défend les gens qui veulent aller à l’église. On se bat. On prie. On n’oublie jamais ceux qui ne peuvent pas prier. Prier, ça peut être une arme. »

J’ai longtemps prié pour ceux qui ne peuvent pas le faire. Aujourd’hui, je ne vais plus à l’église depuis des années, sauf pour voir des bébés se faire asperger d’eau, des amoureux s’embrasser ou des familles pleurer près d'un cercueil. J’accorde de l’importance à la spiritualité, mais cela n’implique aucun moment passé à l’église. Je n’en ressens aucun besoin. Peut-être que cela évoluera, peut-être que non. Mais je continue, de temps à autres, de prier pour ceux qui ne peuvent pas le faire. J’ai retenu et entendu ce qu’elle m’a dit. J’ai, comme elle, la certitude absolue qu’on peut se parler dans nos têtes et que c’est un peu magique. Et puis, si jamais je me plante sur toute la ligne, cela n’a aucune espèce d’importance. Au pire, ça ne marche pas, au pire, ça ne sert à rien, au pire, je perds mon temps.

J’ai eu très peur de ma mère au collège et au lycée, précisément à cause du collège et du lycée. En vacances, pendant les week-ends, cela allait. Mais elle me terrifiait lors des périodes scolaires. Il fallait être la meilleure. Concrètement, quand je revenais chez moi avec un 17, elle répondait un laconique « OK » ou « C’est bien », sans montrer aucune espèce d’émotion. Quand j’avais moins de 15, je me faisais descendre. Quand je penchais du côté obscur de la force (en maths) (moins de 10) je n’étais que l’ombre de moi-même. On en a beaucoup parlé quelques années plus tard. Je lui ai dit qu’elle avait complètement merdé sur ce coup. Qu’elle aurait pu être plus cool. Qu’elle aurait pu être plus souple. Me féliciter quand il le fallait, mettre les formes quand je me tôlais. Mais sa froideur imperturbable était terrifiante, autant que ses hurlements. Elle m’a expliqué son point de vue. Son argument se vaut, même si je ne le partage pas. « Je ne vais pas faire la danse de la joie et me prosterner à tes pieds chaque fois que tu réussis quelque chose. C’est normal que tu réussisses. C’est normal que tu aies une bonne note. Donc je réagis normalement. Et quand c’est médiocre, quand tu peux mieux faire, quand, franchement, tu ne te foules pas la rate, parce que bon, hein, tu ne vas pas me soutenir que quand tu avais 13 ou 14 tu te foulais la rate, de fait c’est normal d’en être mécontente. Tu pouvais être excellente, tout le temps. C’était normal. C’est ton job. Et pour les maths, c’est vrai, j’ai merdé. Je te l’accorde, sur ce point je t’ai mis trop de pression. Mais pour le reste, je ne regrette rien. Quand on peut faire des choses, quand on a des possibilités, on fait ces choses. Certains ne sont pas faits pour les études, ils pourront faire tous les efforts du monde, se décarcasser, ils n’y arriveront pas. Toi, si tu n’y arrives pas à un moment X au collège ou au lycée, mais qu’est-ce que t’as foutu lors de ce moment X ? Que s’est-il passé ? Qu’est-ce que tu fous quand tu rates ? A part de la paresse, je ne vois pas. Quand on est doué, on n’a pas le droit d’être paresseux. »

Elle m’a foutu la paix à partir du moment où j’ai eu le bac. Je ne sais pas ce qu’il s’est passé. Je ne sais pas qui a changé. Je ne sais pas si cela vient d’elle, de moi, ou de nous. C’est-à-dire que, concrètement, à partir du moment où j’ai plongé un orteil dans le pédiluve de l’enseignement supérieur, mon dragon de mère s’était transformé en coach scolaire de bonheur. Elle m’encourageait, me félicitait, me rassurait, me brossait dans le sens du poil. J’ai vu un jour dans ses yeux que j’avais fait mes preuves. Que je n’étais pas paresseuse. Que je n’avais pas foutu je ne sais pas quoi. Qu’il n’y avait plus ces histoires d’échecs impossibles et interdits. Désormais, j’avais le droit d’échouer. J’avais le droit de me tromper. J’avais le droit de ramer. J’ai ramé, beaucoup. Et elle était là. Elle m’a tellement fait réciter mes cours, elle m’a tellement préparée pour les examens de fin d’année (c’était terrible, il n’y avait aucun examen blanc au cours de l’année, aucun contrôle continu, juste un unique examen avant les vacances d’été, ainsi qu’une session de rattrapage pour ceux qui rataient – j’ai appris à rater, que l’on pouvait préparer seulement et uniquement grâce à l’existence des annales), qu’elle connaissait sans doute aussi bien que moi la masse d’informations que je devais ingurgiter. C’était du gavage d’oie.

Elle m’a considérée comme une adulte à part entière à partir du moment où j’ai sauté dans le grand bain. Elle n’a plus jamais, je dis bien plus jamais, émis la moindre remarque sur ma scolarité, mon organisation personnelle, mes résultats, mes révisions, mon planning de travail. Elle a vu que je crevais la gueule ouverte et a compris que si elle se permettait la moindre remarque, je ferais passer par la fenêtre, au choix, sa carcasse ou la mienne.

Elle m’a dit un jour « Quand on a un enfant, on veut qu’il soit meilleur que soi-même. Un enfant, c’est soi en mieux. Tu es meilleure que moi. »

Je lui ai dit un autre jour « Je ne sais pas comment je ferai si je suis mère un jour. Je ne sais pas si j’arriverais à être aussi bien que toi. Je ne sais pas comment je vais faire sans toi. J’ai peur que mes enfants te préfèrent à moi. Tu seras la grand-mère la plus cool du monde, et moi un vrai dragon. »

Elle m’a dit qu’elle ne s’inquiétait pas pour moi. Que j’étais déjà une bonne maman avant même de l’être, puisque j’avais peur de rater. « Quand on a peur de rater, quand on se remet en question, quand on se trouve nul, c’est qu’on est bon. »

Ma mère, c’est quelqu’un de drôle, de farfelu, de courageux, de pugnace, de têtu, de chiant, de gamin, d’intelligent, de sage, de spirituel, d’énergique, de tatillon, de fier, d’indépendant, de redoutable.

C’est le mot. Elle est redoutable.

Il y a quelques années, j’avais lu le témoignage d’une journaliste dont j’apprécie le travail, qui disait en substance être partie en vacances en Angleterre avec une de ses amies, lorsqu’elles étaient mineures. Que tout était parfaitement rôdé, organisé, validé par leurs parents respectifs. Mais qu’elles étaient toutes seules. En Angleterre. En étant mineures. Elles avaient de mémoire 14, 15 ou 16 ans. Moins de 17 ans, j’en suis certaine.

J’ai dit à ma mère que j’aurais adoré faire ce type de voyage, à cet âge. Mais que je n’avais pas assez confiance en moi pour verbaliser cette envie. Que je savais d’avance que je n’aurais pas eu le droit. Que ce n’était même pas possible en rêve. Qu’elle ne m’aurait pas accordé cette autorisation, qu’il était donc inutile de rêver. Elle m’a répondu lapidairement « C’est bête, t’aurais dû le dire, bien sûr que tu aurais pu le faire. On en aurait beaucoup parlé, on l’aurait préparé ensemble, mais bien sûr que tu aurais pu partir en vacances toute seule en Angleterre avant tes 18 ans. Tu sais que je ne m’inquiète pas pour toi. Je te fais confiance. C’est vraiment dommage que tu n’aies rien dit. »

Sa phrase préférée, sa phrase fétiche, qu’elle ressort plusieurs fois par semaine est : « Il faut savoir prendre des risques dans la vie. » Ou, quand elle rigole, quand elle est taquine, elle dit dans un grand éclat de rire « Il faut savoir vivre dangereusement. » Ce qui revient grosso modo au même.

Elle a su prendre des risques. Elle a su m’apprendre à en prendre.

Parfois, j’ai l’impression d’avoir été un petit adulte en devenir dès le jour où je suis entrée dans sa vie. J’ai l’impression d’avoir été adulte bien avant mes 18 ans.

Ma mère et mon père m’ont, chacun à leur manière, fait grandir énormément.

Ma mère, en toute subjectivité, c’est la meilleure du monde.

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Commentaires
A
C'est super que tu sois comme ça avec ta fille, ça prouve que tu as dépassé la manière dont ta mère t'a élevée et que tu fais tes propres choix ! Je pense que nos mères sont chacune un peu (beaucoup ?) extrême dans leur mode d'éducation. Au fond je pense que ma mère est trouillarde (je le suis aussi) mais qu'elle a décidé de dépasser ça (idem pour moi). En lisant ton commentaire il m'est venu en tête un souvenir super révélateur ! Je me suis fait agresser l'hiver dernier (on m'a "juste" volé mon sac à main et "juste" un peu cassé la gueule-j'ai fait l'erreur de me débattre et de casser la gueule au mec, ça lui a pas plu :)). C'était rien de grave dans le sens où j'ai pas été hospitalisée et je n'ai vécu aucune violence sexuelle, mais ça m'a quand même fait un minimum chier. Les flics sont venus sur la "scène du crime" une fois que le mec était parti. Puis ma mère a été prévenue par les flics pour venir me récupérer (comme j'avais plus mon sac je n'avais ni clefs ni téléphone ni cash ni rien, donc quelqu'un devait me chercher). Le premier truc que je lui ai dit quand elle est arrivée ça a été "Pardon, je suis désolée de t'avoir fait peur / de la peine." (je ne me souviens plus quel mot avais-je choisi). Quand j'y pense je me dis que je suis aussi folle qu'elle et que le 1e truc que j'aurai dû dire / faire ça aurait été à propos de moi, et pas d'elle.
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D
Vu comme tu avais décrit ta tante, je me doutais bien que sa soeur était un phénomène aussi :) Vivement le post sur le frère jumeau :D<br /> <br /> Sinon, je trouve très bien qu'elle t'ait toujours dit qu'elle ne s'inquiétait pas pour toi. Peut-être qu'au fond elle s'inquiétait mais elle voulait que tu sois sereine donc elle te disait le contraire ? En tout cas, sache qu'avoir une mère qui s'inquiète tout le temps c'est juste insupportable, étouffant et ça te donne juste peur du monde extérieur. J'aurais préféré une comme la tienne qui me mettait en confiance ("tu vas y arriver", je dis ça tout le temps à ma fille ; je ne sais pas si c'est efficace mais j'ai tellement souffert de me faire enfoncer que je lui dis ça pour qu'elle ait confiance en elle, pas comme moi).
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A
Oui, elle est incroyable ! Ma famille (maternelle comme paternelle) est incroyable (positivement comme négativement), et, sincèrement, j'en ai vraiment beaucoup appris, ça a été super instructif ! C'est vrai que j'ai eu rapidement (toujours ?) cette impression de devoir être "responsable". Ca a été pesant (je continue de trouver ça pesant), mais bénéfique. Au final, ça sert, ça permet de savoir se sortir de la merde (ou de savoir demander de l'aide), mais ça n'a pas toujours été évident. Et puis (je n'en parle pas dans mon article, mais ça a joué un rôle majeur dans ma vie), ce qui était aussi dur était d'être en total décalage avec les autres personnes de mon âge. Je n'ai pas eu de souci pour me faire des amis, interagir avec eux, mais j'avais toujours l'impression déstabilisante de vivre dans un autre univers... Ca + les adultes qui me prenaient pour une mini adulte, c'était déstabilisant !
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Z
Ta mère a l'air d'être stupéfiante !! le coup de la robe de mariée !! 😂<br /> <br /> Je crois que c'est très bénéfique de sa part de t'avoir enseigné cette autonomie dès le plus jeune âge mais je sens aussi que tu regrettes un peu d'avoir manqué de l'insouciance de l'enfance, quand on se laisse porter par ses parents, sans avoir de responsabilités... <br /> <br /> Dans le fond, je pense que ça t'a plus servi que d'avoir été surprotégée mais c'est vrai que c'est pas courant comme mode d'éducation !
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