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Après l'averse
22 juin 2018

# 11

En fait, en vrai, pour de vrai, ça ne va pas si bien que ça. Ce n’est pas la grande frite. Ou plutôt : c’est la frite de piscine, la frite en mousse un peu fadasse, un peu râpée, un peu défraîchie. C’est la frite fatiguée. La frite qui aurait besoin d’un petit coup de boost. La frite qu’on pourrait même carrément changer.

J’ai longtemps cru avoir une vie autoroutière. Quelque chose de tout tracé. Sans état d’âme. Un truc net, limpide et droit. En fait, au fond, c’est plus subtil que ça. Je me rends compte de ma naïveté et, surtout, de mon ignorance de la chose.

J’ai fait ce qu’on appelle « des études pas faciles ». En terminale, j’ai préparé simultanément deux gros machins qui me tenaient particulièrement à cœur : le bac, et le concours d’entrée d’une école réputée difficile. Une école publique, une école bien sous tous rapports. Une école où, en première année, on était 300 ou 500, je ne sais plus exactement, et où, en dernière année, les rares survivants faisaient une promo d’à peine 80 âmes. J’en ai fait partie. J’ai survécu. J’ai fait partie des 80 élus. J’ai intégré cette école immédiatement après le bac, en septembre de la même année. Mes copains de promo avaient un, deux, trois, quatre, six, dix ans de plus que moi. Certains étaient en reconversion, d’autres étaient « juste » passés par la case hypokhâgne khâgne khâgne. Je faisais partie des bébés. Au lieu d’être fière de moi, au lieu de me dire « putain, mes concurrents directs ont un, deux, trois, quatre, six, dix ans de plus que moi et je suis à leur niveau, et j’ai réussi autant qu’eux ce fichu concours d’entrée », je pensais à la place « putain, mes concurrents directs ont un, deux, trois, quatre, six, dix ans de plus que moi et je n’ai jamais fait autant de choses qu’eux. »

Le syndrome de l’imposteur a toujours été un trait marquant de ma personnalité. Je mourrai avec ce syndrome. C’est comme ça.

Je me suis donc cassé le cul, il n’y a pas d’autres mots, pour obtenir ce fichu diplôme. Les cours étaient très particuliers, l’ambiance était très particulière. Certains professeurs nous disaient que nous étions des merdes infinies, des raclures de toilettes, des brosses à dents sans poil. D’autres affirmaient, au cours suivant, une heure après : « Etre parmi vous, sur cette estrade, est un bonheur certain. Vous transmettre mon maigre savoir, entre ces murs, est une grande fierté personnelle. Vous êtes l’élite de la France. Vous êtes les meilleurs. Vous êtes géniaux. Vous êtes formidables. »

C’était donc, au sens propre, les montagnes russes émotionnelles au quotidien. Et, contrairement à d’autres, je n’avais pas la maturité intellectuelle pour me détacher de ces discours ridicules, dans un cas comme dans l’autre. Je n’arrivais pas à faire simplement mon taf, à étudier simplement, tranquillement, sans me poser de question. Je me demandais sans cesse si j’étais une brosse à dents sans poils ou l’avenir de notre nation. Bien sûr, je ne trouvais pas la réponse à cette question, mais j’en étais tout de même extrêmement angoissée.

Je travaillais comme un chien galeux. Je connaissais par cœur tous les horaires des bibliothèques de Paris. En période de révision, j’arrivais à l’ouverture, à 9h01. Puis je partais à 18h00, heure habituelle de fermeture, pour me diriger vers la bibliothèque du Centre Pompidou ou celle de la montagne Ste Geneviève, pour la bonne et simple raison qu’elles ferment toutes les deux à 22h. C’est-à-dire que, concrètement, je me cognais du 9h-22h. Ma mère venait souvent me chercher en bagnole, en bas de la bibliothèque, avec un sandwich, du chinois ou un Mcdo, pour que je gagne du temps. Pour qu’en rentrant chez moi, l’unique chose à faire soit une douche suivie d’un dodo. Une de mes meilleures copines d’études avait même poussé le vice jusqu’à plastifier ses fiches de révisions pour pouvoir les lire sous la douche.

Elle a été diplômée. Moi aussi.

J’étais droguée au travail. J’en oubliais de manger. Je n’avais pas le temps de manger. Je n’étais pas très épaisse durant mes études. Maintenant, je me suis remplumée (j’aimerai même me délester de quelques plumes, mais c’est une autre histoire). A l’époque, à l’inverse, je ne bouffais pas. Je n’avais pas le temps.

En parallèle, je faisais beaucoup de stages. J’ai passé tous mes étés et une partie des semestres à faire des stages un peu partout. Au total, j’ai cumulé 3 ans de stages à temps plein. 36 mois. Il ne s’agissait pas de stages café-photocopie. Il s’agissait de stages où je devais faire mes preuves, avoir des responsabilités, mener à bien des missions. J’étais extrêmement bien payée. 1200 euros par mois. J’étais la reine du pétrole.

Je n’ai jamais eu de difficulté pour trouver un stage. C’était un cercle vertueux. Je faisais de bonnes études. Je présentais bien. J’étais motivée. J’avais fait d’autres stages précédemment, qui étaient passionnants et/ou dans des structures connues. En entretien, on me brossait dans le sens du poil. Les RH comme mes futurs responsables de stage me frictionnaient le dos à la brosse à reluire. C’était agréable, mais gênant. Toujours ce syndrome de l’imposteur. Le summum de ma carrière de stagiaire a été de refuser quatre stages. J’étais admise en stage dans 5 structures différentes, toutes plus chouettes les unes que les autres. J’ai choisi la plus avantageuse à mes yeux. Celle qui proposait le meilleur stage, qui était la plus proche de chez moi. J’ai donc décliné simultanément 4 offres de stage. Certains me disaient « vous savez, on pourra vous embaucher en CDI après. » Je répondais fermement « C’est très gentil, mais mon choix est déjà fait. »

J’étais réellement la reine du pétrole.

Trois mois après mon dernier stage, j’étais embauchée en CDD. Encore une fois, dans une structure très chouette, avec des missions très chouettes. J’avais même une équipe à manager. Mon syndrome de l’imposteur m’a causé quelques insomnies (comment on fait pour gérer une équipe quand on vient de finir ses études ? Je ne vais jamais y arriver. Je ne mérite pas ce poste. Je ne suis pas assez douée. Ils se sont trompés sur moi. Comment je vais faire ?). Mise à part le fait que le responsable du département était assez particulier pour ne pas dire taré, tout s’est bien passé. A la fin de mon CDD (qui ne pouvait pas donner lieu à un CDI), une des personnes de mon équipe m’a dit « Plus tard, je voudrais être comme toi. J’espère que je serai comme toi. » J’ai balbutié un « Bah faut pas dire ça voyons » avant d’aller pleurer aux toilettes. J’avais réussi.

J’étais arrivée dans l’équipe. Elles avaient bien vu que j’étais une petite jeune. Elles étaient d’ailleurs aussi des petites jeunes. L’une d’entre elles n’avait pas compris que j’étais l’Averse. Elle croyait au premier abord que j’étais stagiaire ou assistante. Quand je me suis présentée, j’ai vu dans son regard un « Ah putain, c’est elle l’Averse, elle a mon âge et c’est ma boss. » C’était ça. C’était exactement ça.

Je leur ai dit : « Je suis à votre disposition pour la moindre question. Si vous avez le moindre doute, le moindre questionnement, prévenez-moi. Je suis là pour vous aider. Je suis à votre disposition. Il faut que tout soit limpide et transparent entre nous. Si vous me dites « ça va », c’est que ça va. Si vous me dites « ça ne va pas », OK, on va trouver une solution ensemble. Mais ne me dites jamais « ça va » si ça ne va pas. Ne me cachez jamais les merdes. Vous vous organisez comme vous voulez. Vous n’avez aucun compte à me rendre sur votre manière de travailler ou votre organisation personnelle. La seule chose que j’attends de vous, c’est de la transparence, et du boulot bien fait. Je serai toujours là en cas de besoin. Accordez-vous le temps de vous relire, de réfléchir, de vous poser des questions, de vous assurer que c’est correct. Je préfère du temps passé à se relire que du temps passé à réparer des erreurs. Du temps passé à se relire n’est jamais vain, mais du temps passé à réparer est perdu. »

Depuis, l’une d’entre elles est devenue une pote. On va boire de temps en temps des verres ensemble. Une autre a pleuré quand je suis partie. On s’envoie parfois des textos pour savoir comment ça va.

J’ai terminé mon boulot cet hiver. Je suis partie en vacances littéralement le lendemain de mon dernier jour (15 jours toute seule en Italie, c’était le pied – j’adore partir en vacances seule, un jour j’en parlerai ici). J’ai enchaîné avec une grippe d’un mois, où j’étais au sens propre cloîtrée au fond de mon lit pendant quatre semaines, avec le thermomètre dans la main gauche et le paquet de mouchoirs dans la main droite. Je sortais de chez moi une ou deux fois par semaine, pour traîner ma carcasse péniblement chez le médecin ou à la pharmacie (ma carte vitale n’a jamais autant chauffé de ma vie). Mon toubib me disait « C’est du surmenage. C’est la fin d’une étape, le début d’une autre. Je peux prescrire tous les médicaments du monde, la seule chose à faire c’est rester sous la couette le temps que ça passe. » Je suis restée un mois sous ma couette, avec une tête qui tourne, des insomnies à gogo quand il ne s’agissait pas de rêves délirants et des gouttes de sueur qui coulaient le long de ma colonne vertébrale. C’était très chic.

Après ma résurrection, sur un coup de tête, j’ai décidé d’aller pour la première fois de ma vie de l’autre côté de l’Atlantique, rendre visite à l’une de mes tantes. En vrai, ce n’est pas une véritable tante, mais une cousine éloignée de ma mère. Sauf que comme nous nous écrivons en moyenne un mail par semaine, on peut simplifier les choses en disant qu’elle est ma tante et que je suis sa nièce. J’ai adoré cet interminable voyage en avion, j’ai adoré cet accent américain à chaque coin de rue, j’ai adoré ce soleil éblouissant, j’ai adoré cette architecture qui ne ressemble en rien à ce que je connais au quotidien. J’ai adoré. J’ai fait la connaissance d’une cousine éloignée (qui est aussi une cousine éloignée de ma tante), qui s’avère être l’archétype archétypal de la Californienne parfaite. Elle est prof de yoga. Fait des régimes alimentaires farfelus. Gère son planning en fonction de la lune. Parle de graines germées, de vies antérieures et de dettes karmiques. Nous nous sommes rencontrées pour visiter un musée et boire un verre. Elle m’a demandé ce que je préférais des Etats-Unis, ce qui me plaisait le plus. « La lumière. Ce n’est pas la même qu’en France. A Paris, c’est une lumière plus froide. La lumière d’ici est plus jaune, plus chaude, plus forte. Elle me fait un peu penser au sud de la France ou à l’Italie, mais j’ai l’impression que c’est encore quelque chose d’autre. » Elle m’a regardée avec des yeux éberlués. M’a dit mi-sérieuse mi-ironique « Tu devrais vraiment faire du yoga et de la méditation, tu atteindras l’éveil en une semaine montre en main. »

Quelques semaines après mes aventures au pays de Donald, je me suis rendue en République Tchèque, cette fois accompagnée de Monsieur. Entre temps, j’ai envoyé des candidatures un peu partout (beaucoup), j’ai passé des entretiens (régulièrement), j’ai suivi des formations à l’APEC pour les jeunes diplômés, j’ai assisté à des conférences, j’ai travaillé à la bibliothèque, j’ai fait de la généalogie par échanges de mails intempestifs avec ma tante californienne, j’ai visité beaucoup de musées et d’expos, j’ai pris des leçons de conduite, j’ai lu, j’ai vu mes amis, j’ai passé beaucoup de temps dans l’association où je suis depuis plusieurs années, j’ai cherché une nouvelle association pour découvrir de la nouveauté, j’ai commencé ce nouveau projet associatif. Je fais plus de trucs pendant cette période de ma vie, que lors des moments où j’étais étudiante, stagiaire ou employée. Et pourtant je m’emmerde. Je vois toute cette activité, toute cette énergie comme étant quelque chose de vain. Je comble mes journées comme on gave une oie en vue d’un futur foie gras. Je m’efforce de faire des tonnes et des tonnes de choses, mais la réalité ne change pas : je n’ai pas de travail.

Je n’ai pas chômé. Je n’ai trouvé aucun travail. Tous mes entretiens se sont terminés de deux manières différentes. Le premier discours étant « Vous avez un beau parcours, mais vous n’êtes pas assez qualifiée » (réponse mentale de ma part : « Bah alors mon con, tu ne sais pas lire un CV détaillé comme la Bible ? Tu n’es pas capable de t’en rendre compte devant ton ordi ? Pourquoi se faire chier à me recevoir dans ce cas ? Tu nous fais perdre du temps, à toi comme à moi »). Le second discours (encore plus grandiose) étant : « J’ai peur que vous vous ennuyiez au sein de notre équipe, vous avez déjà fait énormément de choses. » Je reste muette quand on me dit ça. Franchement, je ne sais pas quoi dire. J’en reste sans voix.

Je ne trouve donc pas de travail.

J’ai un rapport au travail très particulier. J’ai le vilain défaut d’y accorder trop d’importance. Dans ma famille, le sacro-saint travail est l’une des valeurs judéo-chrétiennes les plus importantes. Si on ne travaille pas, si on ne fait pas un métier intéressant ou valorisant ou intellectuel ou qui rapporte un minimum de sous, on est nul. Donc je me sens nulle. Je n’arrive pas à accepter le fait que je galère, comme tout le monde. Jusqu’ici, tout était toujours facile pour moi. Je croyais naïvement passer à travers les mailles du filet. Je pensais que ça serait simple, puisque tout a toujours été simple. Je me demandais même pourquoi les autres galéraient, ce qu’ils avaient mal fait ou pas fait. En fait, ils n’ont rien fait de mal du tout, ils galèrent juste. Comme tout le monde. C’est normal. C’est la base.

Je suis de nature extrêmement impatiente. Je déteste attendre. Je déteste brasser de l’air pour rien. J’ai besoin d’une réponse immédiate. J’ai besoin d’être fixée. L’attente, c’est les ténèbres. L’attente, c’est la solitude. L’attente, c’est mon père. J’ai trop attendu quand j’étais petite, quand j’étais plus jeune. J’attendais tout le temps. Et j’ai toujours détesté ça.

On me dit qu’on ne s’inquiète pas pour moi. On me dit qu’il faut attendre. On me dit que je vais trouver un boulot bientôt, que ça va aller. Mon mec me dit que ça va aller. Ma mère me dit que ça va aller. Mon beau-père me dit que ça va aller. Mes oncles, mes tantes, mes cousins, mes cousines me disent que ça va aller. Mon conseiller Pôle Emploi me dit que ça va aller. Mon coach de l’APEC me dit que ça va aller. Mes amis me disent que ça va aller. Mes anciens collègues me disent que ça va aller. Mes copains bénévoles me disent que ça va aller. Tout le monde me dit que ça va aller. En attendant, parfois, certains jours, je dirai même souvent, j’en fais des insomnies.

Le seul moment où je me sens paisible, le seul moment où je me sens utile, le seul moment où je suis sereine et fière de moi, c’est quand je vais bosser dans l’association où je suis bénévole. J’y suis entrée en 2015. Ca m’est venu comme une envie de pisser. Depuis, c’est quelque chose qui fait intégralement partie de ma vie et de mon planning.

Quand mes arrières grands-parents et mes grands-parents sont arrivés en France, ils étaient réfugiés politiques. Les hommes sont venus avec des papiers frauduleusement en règles. Les femmes sont venues avec des bijoux et de l’argenterie cousus dans les doublures de leurs fringues. Ils sont venus faire la queue leu leu à la Croix Rouge, ou à l’Armée du Salut, ou à une institution ayant disparue aujourd’hui, peu importe le nom. Ils sont donc venus à la queue leu leu, pour pouvoir bouffer décemment un morceau de pain. Car il faut savoir que les bijoux et l’argenterie sauvés n’ont pas pu couvrir tous les frais. Quand on quitte la Russie pour se promener dans toute l’Europe, quelques mois après la fin de la Première guerre mondiale, la situation n’est pas forcément ce qu’il y a de plus simple. Je n’ai pas les détails, mais je sais qu’ils ont vécu des trucs pas jojos. Et ont donc pointé à la Croix Rouge, pour bouffer du pain. J’en ai toujours eu conscience. J’en ai toujours été reconnaissante. J’ai toujours été reconnaissante que des personnes de ma famille doivent en partie leur survie à une œuvre de charité. J’ai toujours ressenti à ce sujet une dette, un poids, une chose à rembourser, alors que, ni eux, ni moi, n’avons jamais rien fait de mal. Je n’ai jamais rien fait de mal, mais j’en ressens une dette infinie. Je n’ai jamais crevé de faim, mais je ressens la valeur de leur file d’attente pour un quignon de pain. Je ressens le goût de ce pain. J’en ressens la honte, l’amertume, la tristesse, l’angoisse et le soulagement.

Je me souviens précisément de la raison pour laquelle j’ai décidé de rejoindre une association. C’était à cause du cadavre de ce petit garçon échoué sur la plage. Je me souviens de la photo avec précision. Je me suis dit à ce moment précis : « je n’ai aucune raison d’aller en Italie, dans les Alpes ou à Calais, mais il faut les aider. Il faut les aider d’une manière ou d’une autre. Ils quittent leur pays car c’est la merde noire. Ils veulent s’en sortir en Europe. C’est l’histoire de mes arrières grands-parents. C’est l’histoire de ma famille. C’est mon histoire. Il y a forcément un machin, quelque part à Paris, qui leur vient en aide. Il y a forcément un truc. »

Ledit truc est un local qui se trouve à 30 minutes à pieds de chez moi. J’y vais deux demies-journées par mois, parfois plus. Il y a une file d’attente infinie de sans-papiers, relogés dans des hôtels sociaux par le Samu social. Certains parlent français. Certains parlent anglais. Certains parlent russe. Certains parlent albanais. Certains parlent arabe. Certains parlent des langues que je ne peux reconnaître à l’oreille (tamoul ? pachtoune ?). On les aide du mieux qu’on peut. On les écoute. On leur donne un peu de quoi pouvoir bouffer. On s’assure qu’ils sont en bonne santé, qu’ils sont suivis. On s’assure que les enfants sont scolarisés. On s’assure qu’ils comprennent leurs droits. On suit leur paperasse. On les oriente vers d’autres associations aux actions complémentaires.

Comme je suis la seule qui parlote russe, je m’occupe en priorité des émigrés russophones. Ce sont beaucoup de Tchétchènes. Il y a aussi des Russes, bien sûr, mais aussi des Ukrainiens et des Arméniens. Un peu de Bulgares. Tous ont au minimum la trentaine. Beaucoup ont 50 ans ou plus. De fait, ils savent tous parler russe, puisque leur pays était nécessairement sous la coupe de l’URSS. On se connait tous. On se fait la bise ou on se serre la main pour se saluer. On se demande comment ça va. Les autres bénévoles ont l’âge d’être mes parents ou mes grands-parents. Une fois, une dame qui vient se faire accompagner voulait savoir pourquoi j’étais bénévole, ce que je foutais ici deux samedis matins par mois au lieu de décuver ma fête du vendredi soir. « C’est une raison personnelle. Ma famille est venue en France juste après 1917. » Elle a écarquillé les yeux. Elle m’a demandé si cela voulait bien dire que mes grands-parents ou arrières grands-parents, ou arrières arrières grands-parents étaient dans la même situation qu’elle. « Exactement. Ils étaient comme vous. Ils sont arrivés en France en catastrophe. Ils ont tout perdu. Ils ont tout reconstruit. Ils se sont battus. » Elle m’a fixée dans le blanc des yeux. Elle m’a demandé si ça voulait dire que ses petits-enfants ou arrières petits-enfants pourraient être comme moi. Je lui ai dit qu’ils seront comme moi. Que grâce à elle, grâce à ce qu’elle a fait, d’ici une, deux, trois générations, ça ira pour sa famille. Qu’ils seront bien installés en Europe. Que tout ira bien pour eux. Que je vais très bien. Qu’il n’y a aucune raison pour que ce ne soit pas pareil pour eux. Nous nous sommes serrées dans les bras.

Certains sont littéralement au fond du trou. Certains ne sont que l’ombre d’eux-mêmes. Certains n’arrivent pas à se battre pour survivre. Certains sont plein d’espoir. Certains sont toujours, systématiquement, souriants. Certains sont blagueurs, avec un humour à mourir de rire. Certains sont d’une force et d’un courage infinis. Je les admire tous. Je les admire d’avoir tout laissé pour venir ici. Je les admire d’essayer de tout reconstruire. Je les admire d’avoir la force de repartir à zéro.

Une fois, une de mes copines russophones est arrivée le visage dévasté. Elle est dans la catégorie « force de la nature ». Elle va toujours bien, elle rigole tout le temps. Elle est venue en France seule avec ses deux enfants, qui sont encore jeunes. Elle a appris le français comme ci comme ça, par elle-même. Elle n’a aucun papier en règle. Elle vit dans un hôtel sordide. Ses enfants sont scolarisés. Elle se démerde admirablement bien. Elle est admirable. Elle est donc arrivée la tête à l’envers. Elle m’a dit que la Samu social lui ordonnait de quitter l’hôtel taudis, pour vivre dans un autre hôtel taudis, à l’autre bout de la région parisienne. Que l’année scolaire n’était absolument pas terminée, qu’il faudrait donc que ses enfants se lèvent à 5 heures du matin pour aller à l’école. Qu’elle n’avait pas d’argent pour payer les tickets de transports. Que si elle se faisait choper par les contrôleurs, elle pourrait risquer de retourner dans son pays. Que c’était donc, véritablement, la merde noire.

Je l’ai regardée. Je lui ai dit que j’étais désolée pour eux. Je lui ai dit que je n’avais aucune solution à lui proposer. Je lui ai dit que c’était normal de pleurer, d’avoir peur, d’être furieux, qu’à sa place je pleurerais, j’aurais peur et je serais furieuse. Je lui ai dit qu’elle était une force de la nature. Je lui ai dit que tout le monde n’est pas capable de quitter son pays avec ses deux bébés sous le bras, pour tout recommencer ailleurs. Je lui ai dit qu’elle s’en était toujours sortie, tout le temps. Qu’elle s’occupait très bien de sa famille, qu’elle éduquait bien ses enfants et qu’elle trouvait de la bouffe pour eux trois, ce qui n’est pas le cas de tout le monde. Qu’elle savait toujours ce qu’il fallait faire, qui il fallait voir, ce qu’il fallait demander. Qu’elle avait les pieds sur terre. Qu’elle savait comment magouiller s’il fallait magouiller. Qu’elle était maline, observatrice, douée et perspicace. Qu’elle était, en ce moment précis, dans le creux de la vague, dans l’obscurité la plus totale, mais que ce n’est que temporaire. Que l’obscurité, c’est temporaire. Qu’il existe toujours une solution. Qu’il existe toujours quelqu’un ou quelque chose pour aider. Que je ne savais pas qui ou quoi aller l’aider, mais qu’elle serait aidée. Qu’elle était même suffisamment douée pour s’aider elle-même. Que j’avais une confiance absolue en ses capacités d’analyse et d’adaptation. Je lui ai dit « Soyez fière de vous. Soyez fière de tout ce que vous avez fait. Vous trouverez une solution. Je ne sais pas comment, je ne sais pas quand, mais vous aurez une solution. Je crois en vous. Je n’ai aucune inquiétude pour vous. Il y a certaines personnes ici qui m’inquiètent beaucoup, mais ce n’est pas votre cas. » Elle a éclaté en sanglots, elle s’est réfugiée dans mes bras, j’ai pris sur moi pour ne pas pleurer et j’ai fait exactement comme ce que faisait ma mère lorsque j’avais un gros chagrin. Je lui ai caressé les cheveux en lui disant « ça va aller, ça va s’arranger, il faut rester forte. » J’ai été, l’espace de dix minutes, la maman d’une fille de 10 ans de plus que moi.

Je l’ai revue une fois ou deux. Elle m’a dit avec son accent à couper au couteau « Merci pour tout. » J’ai répondu « C’est moi qui vous dit merci. » Je pense à eux trois, comme aux autres, quand je ne vais pas bien. Ils n’ont aucune conscience de la force qu’ils me transmettent.

Je pense à eux quand je sors de mon millième entretien où on me dit que je ne suis pas assez expérimentée ou que je vais m’emmerder dans l’équipe. Je pense à eux quand je fais une insomnie et que je regarde frénétiquement l’heure qui tourne à grands pas. Je pense à eux quand je me demande ce que je vais faire de ma vie, et pourquoi je ne trouve aucun boulot.

Je ne sais pas si c’est propre à tous les Russes, ou s’il s’agit d’une caractéristique uniquement présente dans ma famille de Russes de France et de Russes de Russie, mais, chez nous, on est un peu mystiques. On croit au destin, aux rencontres, aux morts qui nous surveillent et viennent nous faire coucou pendant la nuit ou au coin de la rue, au hasard du hasard. Elle m’avait dit qu’elle serait toujours là pour moi. Qu’on continuera de bien rigoler ensemble. Qu’elle continuera de veiller sur moi. Souvent, la nuit, quand je ne trouve pas le sommeil, je pense à elle. Je lui parle. Je lui demande comment elle va. Je lui demande si elle s’amuse bien, ou si c’est trop planplan pour elle. Je lui demande de me donner de la force. Je lui demande de me donner la force de réussir à dormir, la force d’arrêter cette insomnie. La force de trouver un boulot. La force de faire face à tous ces entretiens ridicules où on me dit indéfiniment que je suis trop jeune ou trop douée. La force de m’en sortir. La force d’arrêter de culpabiliser. Arrêter de culpabiliser de ne plus avoir mes propres sous. Arrêter de culpabiliser de vivre comme au camping, à moitié chez Monsieur, à moitié chez mes parents, avec un baluchon noué au bout d’une canne à pêche, qui se balance derrière mon épaule, à longueur de semaines. La force de me reconvertir, si jamais la situation stagne trop. La force de trouver une solution. La force de ne pas avoir honte de moi. La force d’être sereine. J’entends parfois le parquet qui grince subitement, mon téléphone qui vibre d’un coup, le vent qui se lève dans les branches de l’arbre au pied de ma fenêtre, et je me plais à penser que c’est elle me faisant coucou.

Un jour, une excellente amie m’a dit « Je ne sais pas comment je réagirai le jour où tu n’iras pas bien. Tu vas toujours bien. Tu souris tout le temps. Tu es tout le temps heureuse, tu racontes toujours des choses drôles. Tu serais capable de faire des blagues en phase terminale de cancer. Le jour où tu n’iras pas bien, je serai démunie. »

Je ne sais pas assumer le fait de ne pas bien aller. On m’a toujours appris que, comme on est français en France avec des papiers français, de fait, on va bien. On a la Sécurité sociale. On est en bonne santé. On mange à notre faim. On a une maison. On a une famille. On a des amis. On est scolarisé. Alors on va bien. On m’a appris à toujours voir le verre à moitié plein. On m’a appris à faire des listes des belles choses au cours de la journée. Si c’est une bonne journée, la liste est facile à faire. Si c’est une journée plus difficile, on peut quand même trouver des choses. Par exemple : aujourd’hui, j’ai de la chance, il a fait beau. Aujourd’hui, j’ai de la chance, j’ai trouvé une place assise dans le métro. Aujourd’hui, j’ai de la chance, j’ai discuté avec Machin. Aujourd’hui, j’ai de la chance, je suis en bonne santé. Aujourd’hui, j’ai de la chance, je vis dans un pays qui n’est pas en guerre. Aujourd’hui, j’ai de la chance, je n’ai pas dû fuir ma maison pour sauver ma peau.

Je fais chaque jour ce type de liste. Et pourtant, en ce moment, ce n’est pas la grande frite.

Je pense éventuellement à me reconvertir. Tout le monde me dit que c’est trop tôt, qu’on ne se reconvertit pas au bout de 6 mois de chômage. Mais je trépigne d’impatience à l’idée de travailler de nouveau. L’attente m’est insupportable. L’impression de ne rien faire de mes journées, malgré mes multiples occupations, m’est insupportable. L’impression de brasser de l’air m’est insupportable. Alors j’hésite et je me pose beaucoup de questions. J’espère trouver une réponse bientôt.

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Commentaires
A
Merci beaucoup. Oui, tu as raison. J'avais essayé les cabinets de recrutement au début, sans grand succès. Je vais réessayer. En fait, c'est une forme de ras le bol généralisé. Comme je ne vis pas officiellement chez mon copain mais en camping entre chez lui et mes parents, ça n'aide pas. Parfois je pense à prendre un job purement alimentaire, pour vivre avec lui dans "notre" appart (et pas le "sien"), pour ensuite chercher vraiment le job qui me plaît une fois que je suis établie dans ma routine de job alimentaire. A voir... Et je sais que pour cet été j'ai peu de chance de trouver un truc !
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Z
Je ne vais pas me répéter ^^ mais c'est trop tôt pour imaginer une reconversion et t'inquiète pas, ça va aller ;-) <br /> <br /> Surtout que dans tes six mois, tu as quand même été absente/malade pendant de longues périodes où on ne peut pas considérer ça comme de la recherche d'emploi. Donc respire, on finit toujours par trouver quelque chose. Et c'est moi qui te dit ça, moi qui ai transpiré à cause de mon avenir incertain, qui en ai fait des crises et des insomnies.<br /> <br /> Je vais pas te dire que c'est facile. Mais oui ça va aller. <br /> <br /> Par contre, je ne pense pas que l'été soit une excellente période pour trouver du boulot.<br /> <br /> Question peut-être un peu conne mais est-ce que les boîtes qui recrutent en rhinocéros d'une certaine époque dans certains pays du monde sont uniquement sur Paris ?! j'imagine que oui, ou peut-être tu as déjà cherché ailleurs ?
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A
Grosso modo 😉
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D
Métaphoriquement tu es spécialiste des rhinos d'une certaine époque dans certains pays du monde si j'ai bien compris 😉
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A
(au cas où mais je suppose que tu l'as compris : en vrai j'ai aucun rapport avec les rhinos)
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