# 23
Papa, ça m’attriste d’en prendre conscience et de le verbaliser, mais je ne crois pas avoir de souvenirs heureux avec toi. Bien sûr, tu n’as pas systématiquement fait des crises en étant avec moi. Tu n’as pas toujours pleuré ou hurlé à chaque entrevue. Tu n’as pas à chaque fois proféré des insultes à mon encontre. Pourtant, quand je farfouille dans les tréfonds de ma mémoire, je n’arrive pas à me souvenir d’un moment heureux partagé avec toi. Je n’étais pas insouciante. Je n’étais pas heureuse. J’étais perpétuellement aux aguets, sur le qui-vive. Je redoutais ta crise, tes larmes, tes hurlements, ton abattement. Je te redoutais. Je guettais, j’attendais le moment où tu allais vriller. Je me méfiais de l’eau qui dort. L’insouciance ressentie par les enfants n’existait pas en ta présence. L’insouciance, c’était avec Maman et les soucis, avec Papa.
J’ai toujours eu peur pour toi, de toi ou avec toi lorsque nous étions ensemble.
Parfois, j’attendais inutilement. Parfois, tu arrivais à te comporter correctement avec moi. Tu n’étais pas le papa idéal, mais tu tentais tant bien que mal de faire le job. Tu ne sais pas à quel point j’étais pétrifiée. Tu ne sais pas à quel point j’attendais que le monstre tapi dans l’ombre se dresse devant moi, la gueule tordue de douleur, les babines fumantes d’écume. Parfois j’attendais un monstre qui ne se manifestait pas. J’échafaudais des parades pour m’en sortir, je m’isolais dans un monde imaginaire pour me sauver. Côté pile : j’avais raison, cela m’aidait et me faisait gagner du temps. Côté face : aucune crise ne se produisait, alors je me tordais les boyaux pour rien. Il y a eu beaucoup de « pour rien » entre nous.
Lorsque tu t’occupais de moi, lorsque tu n’oubliais pas de me préparer à manger, lorsque tu me parlais, lorsque tu me racontais des histoires drôles, lorsqu’on jouait aux yams ou au baccalauréat, lorsqu’on se promenait dans la forêt, lorsque tu m’emmenais à la piscine, lorsqu’on déjeunait ensemble au restaurant chinois, j’avais quand même mal au ventre ou à la tête à cause de ton monstre.
Je crois que je vais même t’avouer quelque chose d’encore plus triste : je ne comprenais pas très bien quand tu ne faisais pas de crises. J’étais perplexe. Je n’arrivais pas à me faire à l’idée que tu puisses avoir un comportement plus ou moins proche de la normalité.
Papa, être à tes côtés me donnait systématiquement mal au ventre ou à la tête.
Papa, aujourd’hui encore, quand je pense à toi, j’ai mal au ventre ou à la tête. Quand je te vois, j’ai des nausées, les mains trempées de transpiration et une barre au niveau du front. Quand je te vois, j’ai une trousse à pharmacie dans mon sac à main, mais c’est inefficace contre la douleur ressentie.
C'est pour ça que nous ne nous voyons plus. J'ai passé l'âge d'avoir peur de quelqu'un. J'ai passé l'âge des emmerdements maximum.
Hier, j’y repensais en déjeunant avec lui. Je lui ai dit entre deux bouchées de poulet au curry vert :
« Je n’ai pas de souvenirs heureux vécus avec mon père. Le bonheur n’existait pas avec lui. J’étais toujours aux aguets face à d’éventuels signes précurseurs de crise. J’étais toujours en alerte. Mon père, c'est comme les mecs dans la salle de contrôle de Tchernobyl : tu comprends pas ce qu'il se passe, mais tu comprends que c'est un putain de truc de ouf, un bordel avec un B majuscule. Tu comprends qu'il faut gérer l'ingérable, sauf que tu sais pas comment gérer. C'est exactement ça : mon père, c'est Tchernobyl. »
Il a répondu : « Je sais. Je comprends. Je suis désolé. »