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Après l'averse
14 novembre 2019

# 23

Papa, ça m’attriste d’en prendre conscience et de le verbaliser, mais je ne crois pas avoir de souvenirs heureux avec toi. Bien sûr, tu n’as pas systématiquement fait des crises en étant avec moi. Tu n’as pas toujours pleuré ou hurlé à chaque entrevue. Tu n’as pas à chaque fois proféré des insultes à mon encontre. Pourtant, quand je farfouille dans les tréfonds de ma mémoire, je n’arrive pas à me souvenir d’un moment heureux partagé avec toi. Je n’étais pas insouciante. Je n’étais pas heureuse. J’étais perpétuellement aux aguets, sur le qui-vive. Je redoutais ta crise, tes larmes, tes hurlements, ton abattement. Je te redoutais. Je guettais, j’attendais le moment où tu allais vriller. Je me méfiais de l’eau qui dort. L’insouciance ressentie par les enfants n’existait pas en ta présence. L’insouciance, c’était avec Maman et les soucis, avec Papa.

J’ai toujours eu peur pour toi, de toi ou avec toi lorsque nous étions ensemble.

Parfois, j’attendais inutilement. Parfois, tu arrivais à te comporter correctement avec moi. Tu n’étais pas le papa idéal, mais tu tentais tant bien que mal de faire le job. Tu ne sais pas à quel point j’étais pétrifiée. Tu ne sais pas à quel point j’attendais que le monstre tapi dans l’ombre se dresse devant moi, la gueule tordue de douleur, les babines fumantes d’écume. Parfois j’attendais un monstre qui ne se manifestait pas. J’échafaudais des parades pour m’en sortir, je m’isolais dans un monde imaginaire pour me sauver. Côté pile : j’avais raison, cela m’aidait et me faisait gagner du temps. Côté face : aucune crise ne se produisait, alors je me tordais les boyaux pour rien. Il y a eu beaucoup de « pour rien » entre nous.

Lorsque tu t’occupais de moi, lorsque tu n’oubliais pas de me préparer à manger, lorsque tu me parlais, lorsque tu me racontais des histoires drôles, lorsqu’on jouait aux yams ou au baccalauréat, lorsqu’on se promenait dans la forêt, lorsque tu m’emmenais à la piscine, lorsqu’on déjeunait ensemble au restaurant chinois, j’avais quand même mal au ventre ou à la tête à cause de ton monstre.

Je crois que je vais même t’avouer quelque chose d’encore plus triste : je ne comprenais pas très bien quand tu ne faisais pas de crises. J’étais perplexe. Je n’arrivais pas à me faire à l’idée que tu puisses avoir un comportement plus ou moins proche de la normalité.

Papa, être à tes côtés me donnait systématiquement mal au ventre ou à la tête.

Papa, aujourd’hui encore, quand je pense à toi, j’ai mal au ventre ou à la tête. Quand je te vois, j’ai des nausées, les mains trempées de transpiration et une barre au niveau du front. Quand je te vois, j’ai une trousse à pharmacie dans mon sac à main, mais c’est inefficace contre la douleur ressentie.

C'est pour ça que nous ne nous voyons plus. J'ai passé l'âge d'avoir peur de quelqu'un. J'ai passé l'âge des emmerdements maximum.

Hier, j’y repensais en déjeunant avec lui. Je lui ai dit entre deux bouchées de poulet au curry vert :

« Je n’ai pas de souvenirs heureux vécus avec mon père. Le bonheur n’existait pas avec lui. J’étais toujours aux aguets face à d’éventuels signes précurseurs de crise. J’étais toujours en alerte. Mon père, c'est comme les mecs dans la salle de contrôle de Tchernobyl : tu comprends pas ce qu'il se passe, mais tu comprends que c'est un putain de truc de ouf, un bordel avec un B majuscule. Tu comprends qu'il faut gérer l'ingérable, sauf que tu sais pas comment gérer. C'est exactement ça : mon père, c'est Tchernobyl. »

Il a répondu  : « Je sais. Je comprends. Je suis désolé. »

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Commentaires
A
Merci beaucoup Zofia. On me disait qu'il était fatigué, fragile et malade.... Résultat des courses : j'ai tout fait durant les trois quarts de ma vie pour fuir la fatigue, la faiblesse et la maladie. J'étais du genre à dire "Oh mais non tout va bien il faut pas s'inquiéter" en ayant 40 de fièvre ou après avoir perdu connaissance 😂. C'est que depuis quelques années que j'accepte d'être "faillible", en sachant que ça ne fait pas de moi mon père (alors qu'avant, pour moi, malade = être comme mon père = pas possible = auto interdiction d'être malade). J'espère que tu vas bien également. Gros bisous
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Z
Ton texte montre à quel point l'attitude des adultes a des conséquences et des répercussions pour toujours... je me demande si on t'a expliqué quand tu étais petite pourquoi ton père était comme il était ? <br /> <br /> C'est tellement terrible d'avoir ce genre de souvenirs :-( <br /> <br /> J'espère que tu vas bien, je t'embrasse
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A
Merci beaucoup Dawn Girl. C'est très gentil et ça me touche. Tu as raison pour ces parallèles entre ton histoire et la mienne, parfois (souvent) ce que tu racontes fait écho à des choses déjà vécues de mon côté. Et justement, je me fais régulièrement la réflexion que j'ai eu (et j'ai encore) énormément de chance d'avoir ma mère comme mère. Elle est lumineuse (le simple fait d'écrire ça me fait sourire jusqu'aux oreilles). Tu ne pourris jamais mes posts par tes réflexions, et tu es la bienvenue ici pour dire tout ce que tu as à dire sur tes parents. Gros bisous.
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D
Moi aussi je comprends, je sais, et je suis désolée 😓 c'est bizarre parce que ce matin, je pensais à toi et à ta mère avec sa robe de mariage chez Tati. Même si ça ne compensera jamais les souvenirs douloureux avec ton père, tu as eu la chance d'avoir une mère gaie, positive et qui voyait toujours le verre à moitié plein. Cela t'a permis de te pas devenir dépressive. Il t'a manqué un pilier sur les deux, mais l'autre a tenu bon. Souvent il m'arrive de faire des parallèles avec mon histoire parce que depuis le temps qu'on raconte nos vies respectives sur nos blogs c'est obligé de faire des parallèles 😊 et je me suis fait la même réflexion que toi, à plusieurs reprises mais concernant ma mère : je n'ai aucun souvenir heureux avec elle. Bon mon père n'en parlons pas 🙂 mais bon bref j'évoquerai tout ça sur mon blog et je ne vais pas pourrir ton post. Je ne connais pas ton père mais avec tout ce que tu décris il ressemble à quelqu'un de bipolaire. Il est malade. Et malheureusement tu as subi les dommages collatéraux de sa maladie 😐 la meilleure chose à faire est de couper les ponts et de continuer à avancer, ce que tu as fait.
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