# 26
Depuis l’école maternelle, je fais en sorte de documenter ma vie. J’aime me souvenir de ce que j’ai vécu. Avant de savoir écrire, j’illustrais ma vie à travers des dessins ou des collages que je gardais précieusement. A l’école, nous avions chacun un « cahier de vie », dans lequel il fallait représenter ce que nous faisions pendant nos weekends ou lors des vacances. Cela pouvait être la recette d’un gâteau recopiée par un adulte, coller un ticket de métro ou de cinéma, dessiner la liste des courses, peindre la vue depuis la fenêtre, garder la trace d’une partie de cache-cache… J’adorais remplir ce cahier. J’avais autant de plaisir en regardant ce que j’avais fait précédemment qu’en racontant mon programme du weekend. En le feuilletant il y a quelques années, je me suis rendue compte que les seuls weekends avec mon père qui étaient documentés étaient les jours passés chez mes grands-parents. Lorsque j’étais seule avec lui, je ne documentais rien. C’est plutôt logique : comment exprimer ce que j’avais vécu à ses côtés ? Que pouvais-je raconter ? Quelles anecdotes étaient racontables ? Je me souviens de l’autocensure dont je faisais preuve. Je me souviens que je trouvais des excuses auprès de la maîtresse : soit je ne me souvenais pas du weekend (j’avais remarqué que les autres enfants n’avaient pas de mémoire), soit j’avais oublié mon cahier à la maison et je n’avais pas eu le temps avec ma maman de faire mon compte-rendu du weekend passé chez mon père. Ca passait crème, la maîtresse ne se rendait pas compte que je mentais. J’aimais tellement ce cahier que je souhaitais également en faire un pendant les vacances d’été. Je me souviens de mes cahiers de vie imaginés pendant les vacances. Je me souviens dicter à ma mère ce qui, à mes yeux, avait été important dans ma journée. Je lui dictais les phrases. Parfois, elle les reformulait et me demandait si sa correction me convenait, ou si je préférais ma phrase initiale. Cela dépendait des fois. J’avais systématiquement le dernier mot. C’était plutôt normal : il s’agissait de mon cahier, de ma vie, de mes choix. Ma mère n’était qu’un écrivain public retranscrivant les paroles d’une petite illettrée. Je complétais avec des dessins, des feuilles mortes ramassées, des papiers collés, des images découpées. Elle n’émettait aucun jugement de valeur sur mes illustrations, ni sur le choix des anecdotes. Si raconter avoir mangé un steak frites à midi était plus important qu’avoir nagé au lac l’après-midi, ou qu’être allée au musée la veille, alors mon programme de la journée était « J’ai mangé un steak frites », sans que l’omission de la baignade ou du musée cause un quelconque problème. J’étais le cerveau, elle exécutait en écrivant mes idées. Bien sûr, je l’observais tracer les mots avec intérêt. J’essayais de déchiffrer. Comme avec mon cahier de vie d’école, je me réjouissais à chaque fois de le compléter et de le feuilleter ultérieurement. C’était un journal intime avant l’heure. J’avais déjà envie de me souvenir de ma vie, et de garder des traces du temps qui passe.
Avec mon père, c’était différent.
Lui aussi trouvait le concept du cahier de vie intéressant. Il acceptait de m’aider à écrire mes journées. Je me souviens que nous le faisions pendant les vacances, en présence d’autres membres de ma famille, ou bien chez mes grands-parents, au calme, dans le bureau de ma grand-mère. Je n’ai jamais sorti mon cahier chez lui. Lorsque nous étions seulement deux, je n’avais pas la possibilité de l’ennuyer avec mon cahier. Je ne pouvais pas lui demander de m’accorder du temps ou de l’attention. Il était impossible de lui faire retranscrire mes impressions de la journée. La présence d’une tierce personne était nécessaire à ce travail : savoir qu’il y avait mes grands-parents dans les parages me sécurisait et me rassurait. La présence d’un tiers minimisait les risques de crises.
Lorsque je disais à mon père ce qu’il fallait écrire, il me reprenait systématiquement. Cela pouvait être sur le fond comme sur la forme. Mes phrases étaient bancales à ses yeux (c’est fort probable). Mes mots n’étaient pas choisis avec soin. Mes anecdotes n’étaient pas intéressantes (il fallait écrire que nous étions allés à l’église dimanche matin, et non pas que j’avais regardé un dessin animé à l’heure du goûter). J’ignore pour qui ou pourquoi fallait-il rendre ce cahier de vie intéressant, aux yeux de mon père. De qui avait-il peur ? Qui était le censeur ? Qui était en mesure de juger des occupations d’une petite fille allant à l’école maternelle ? Auprès de qui fallait-il se justifier ? De même, mon père commentait mes dessins et mes collages. Ce que je représentais ne trouvait aucune grâce à ses yeux. Il ne considérait pas que mes dessins étaient moches ou mal faits, c’était au-delà de ça. Il remettait en cause ce que je décidais d’illustrer. Le bouquet de fleurs dessiné était à ses yeux moins représentatif de mon weekend ou moins important que le fait d’avoir rendu visite à mes grands-parents. Plutôt qu’avoir dessiné des fleurs, il aurait fallu faire un portrait de famille ou gribouiller l’appartement de mes grands-parents.
Son ingérence me rendait furieuse, mais je restais silencieuse. Je me souviens qu’en tant que petite fille, j’avais parfaitement conscience que mes pouvoirs quotidiens étaient limités. Les seuls sujets où mon pouvoir pouvait s’exprimer étaient les suivants : à travers les jeux, les rêveries et mon cahier de vie. Tous les autres sujets (l’alimentation, le coucher, l’école, l’emploi du temps…) étaient dirigés par les adultes, auprès de qui il fallait être obéissante. J’avais cette conscience-là. J’avais conscience d’être inférieure aux autres en raison de mon âge.
L’ingérence de mon père empiétait sur mon pouvoir. L’ingérence de mon père me ramenait, une fois encore, à ma condition d’enfant. Avec ma mère, j’étais actrice. Elle me demandait si j’étais d’accord ou non avec ses suggestions de phrases à modifier. C’était moi la chef, c’était moi qui décidais si sa proposition me convenait ou non. Elle n’imposait aucune correction, elle suggérait des alternatives. Avec mon père, j’étais une victime : même mon cahier de vie devait lui être obéissant. Mon cahier de vie appartenait à mon père, puisqu’il imposait ses directives sans jamais me demander mon avis. Je lui dictais des phrases, il écrivait d’autres choses sans m’en informer. Parfois, lorsque je demandais à ma mère de me lire les anecdotes passées, je réalisais que mon père n’en avait fait qu’à sa tête : ce que j’avais dicté n’avait rien à voir avec ce qui était écrit dans mon cahier de vie. Savoir qu’il modifiait en douce les souvenirs que je voulais conserver dans mon cahier de vie me rendait folle. Mon père décidait lui-même ce qui était digne d’être remémoré, au sein de ma propre vie.
Je ne comprenais pas qu’il puisse émettre un avis sur ce qui était constitutif de mes journées et de ma réalité. Il ne me proposait jamais son avis personnel, pouvant être modifié (exactement comme ma mère le faisait), il m’imposait ce qu’il fallait écrire ou dessiner. Si mon dessin était déjà réalisé, il me disait que je n’aurais pas dû faire ça. Il y avait une notion de devoir et d’obéissance dans les choses à raconter et à représenter. Mon père voulait rentrer dans ma tête et m’imposer sa propre réalité. Parfois, je pleurais. Je pleurais car il écrivait des choses qui ne m’intéressaient pas, qui ne faisaient pas sens à mes yeux. Je pleurais quand il écrivait ses propres phrases, ses propres histoires, son propre ressenti dans mon cahier. Je ne supportais pas qu’il ait cette toute puissance : il savait écrire, moi non. Il ne respectait pas mes choix. Il ne comprenait pas son rôle : être écrivain public, rien de plus, rien de moins. Il ne comprenait pas que je décidais ce qu’il fallait écrire dans mon cahier, malgré mon incapacité à écrire, en raison de mon âge. Il ne comprenait que c’était à moi de décider ce qui était intéressant et racontable, et ce qui ne l’était pas. Ce n’était même pas une question de ne pas vouloir dire à la maîtresse que j’allais à l’église, ou que sais-je, c’était juste une question de contrôle. J’avais cinq ans, j’étais dirigée par des adultes qui, vraisemblablement, n’étaient pas capables de prendre soin de moi, j’attendais de ce cahier de vie qu’il soit un espace de liberté où je puisse faire à ma guise ce dont j’avais envie.
La censure paternelle, sa remise en doute de mes propres choix, son avis qui n’avait jamais été demandé par moi n’avaient pas lieu d’être.
Je me souviens de crises de colère et de larmes car il écrivait des choses que je ne voulais pas. Je me souviens avoir déchiré des pages entières de mes cahiers de vie, car je n’étais pas d’accord avec le fait que mon père décide à ma place ce qu’il fallait écrire à propos de mon existence.
Il n’a jamais compris la finalité de cet exercice.
Il n’a jamais compris qu’au fond, on s’en contrefout sévère de savoir si on est allé se promener en forêt afin de voir les empreintes des animaux ou si on a fait un gâteau au yaourt avec sa voisine. Ce qui comptait, dans ce travail, c’était ce que l’enfant considérait comme étant important. Ce qui comptait, c’était ce que l’enfant choisissait de raconter. A partir du moment où il s’agissait d’une tierce personne qui documentait la vie de l’enfant, et non l’enfant lui-même, l’exercice n’avait plus aucune utilité.
L’ingérence de mon père me rendait furieuse. Je détestais compléter mon cahier de vie avec lui. Il donnait systématiquement son grain de sel. Il n’avait pas compris que je ne lui avais rien demandé. Il ne savait pas rester à sa place d’écrivain public. Il n’avait pas compris qu’il empiétait sur mon espace personnel. Son grain de sel me faisait suffoquer. Il avait de l’emprise sur moi, même à travers mes cahiers de vie. Il était tout puissant : c’était Papa qui décidait ce qui était digne ou indigne d’être raconté, digne ou indigne d’être dessiné, collé ou colorié.
Je n’ai jamais eu la présence d’esprit de lui dire : « Laisse-moi tranquille, si tu n’es pas content tu n’as qu’à faire ton propre cahier de vie. »
Une fois encore, j’avais l’impression que mon père considérait les enfants comme étant des petits animaux habillés, mais dénués de conscience. J’étais le petit animal habillé de mon père.