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Après l'averse
4 avril 2020

# 26

Depuis l’école maternelle, je fais en sorte de documenter ma vie. J’aime me souvenir de ce que j’ai vécu. Avant de savoir écrire, j’illustrais ma vie à travers des dessins ou des collages que je gardais précieusement. A l’école, nous avions chacun un « cahier de vie », dans lequel il fallait représenter ce que nous faisions pendant nos weekends ou lors des vacances. Cela pouvait être la recette d’un gâteau recopiée par un adulte, coller un ticket de métro ou de cinéma, dessiner la liste des courses, peindre la vue depuis la fenêtre, garder la trace d’une partie de cache-cache… J’adorais remplir ce cahier. J’avais autant de plaisir en regardant ce que j’avais fait précédemment qu’en racontant mon programme du weekend. En le feuilletant il y a quelques années, je me suis rendue compte que les seuls weekends avec mon père qui étaient documentés étaient les jours passés chez mes grands-parents. Lorsque j’étais seule avec lui, je ne documentais rien. C’est plutôt logique : comment exprimer ce que j’avais vécu à ses côtés ? Que pouvais-je raconter ? Quelles anecdotes étaient racontables ? Je me souviens de l’autocensure dont je faisais preuve. Je me souviens que je trouvais des excuses auprès de la maîtresse : soit je ne me souvenais pas du weekend (j’avais remarqué que les autres enfants n’avaient pas de mémoire), soit j’avais oublié mon cahier à la maison et je n’avais pas eu le temps avec ma maman de faire mon compte-rendu du weekend passé chez mon père. Ca passait crème, la maîtresse ne se rendait pas compte que je mentais. J’aimais tellement ce cahier que je souhaitais également en faire un pendant les vacances d’été. Je me souviens de mes cahiers de vie imaginés pendant les vacances. Je me souviens dicter à ma mère ce qui, à mes yeux, avait été important dans ma journée. Je lui dictais les phrases. Parfois, elle les reformulait et me demandait si sa correction me convenait, ou si je préférais ma phrase initiale. Cela dépendait des fois. J’avais systématiquement le dernier mot. C’était plutôt normal : il s’agissait de mon cahier, de ma vie, de mes choix. Ma mère n’était qu’un écrivain public retranscrivant les paroles d’une petite illettrée. Je complétais avec des dessins, des feuilles mortes ramassées, des papiers collés, des images découpées. Elle n’émettait aucun jugement de valeur sur mes illustrations, ni sur le choix des anecdotes. Si raconter avoir mangé un steak frites à midi était plus important qu’avoir nagé au lac l’après-midi, ou qu’être allée au musée la veille, alors mon programme de la journée était « J’ai mangé un steak frites », sans que l’omission de la baignade ou du musée cause un quelconque problème. J’étais le cerveau, elle exécutait en écrivant mes idées. Bien sûr, je l’observais tracer les mots avec intérêt. J’essayais de déchiffrer. Comme avec mon cahier de vie d’école, je me réjouissais à chaque fois de le compléter et de le feuilleter ultérieurement. C’était un journal intime avant l’heure. J’avais déjà envie de me souvenir de ma vie, et de garder des traces du temps qui passe.

Avec mon père, c’était différent.

Lui aussi trouvait le concept du cahier de vie intéressant. Il acceptait de m’aider à écrire mes journées. Je me souviens que nous le faisions pendant les vacances, en présence d’autres membres de ma famille, ou bien chez mes grands-parents, au calme, dans le bureau de ma grand-mère. Je n’ai jamais sorti mon cahier chez lui. Lorsque nous étions seulement deux, je n’avais pas la possibilité de l’ennuyer avec mon cahier. Je ne pouvais pas lui demander de m’accorder du temps ou de l’attention. Il était impossible de lui faire retranscrire mes impressions de la journée. La présence d’une tierce personne était nécessaire à ce travail : savoir qu’il y avait mes grands-parents dans les parages me sécurisait et me rassurait. La présence d’un tiers minimisait les risques de crises.

Lorsque je disais à mon père ce qu’il fallait écrire, il me reprenait systématiquement. Cela pouvait être sur le fond comme sur la forme. Mes phrases étaient bancales à ses yeux (c’est fort probable). Mes mots n’étaient pas choisis avec soin. Mes anecdotes n’étaient pas intéressantes (il fallait écrire que nous étions allés à l’église dimanche matin, et non pas que j’avais regardé un dessin animé à l’heure du goûter). J’ignore pour qui ou pourquoi fallait-il rendre ce cahier de vie intéressant, aux yeux de mon père. De qui avait-il peur ? Qui était le censeur ? Qui était en mesure de juger des occupations d’une petite fille allant à l’école maternelle ? Auprès de qui fallait-il se justifier ? De même, mon père commentait mes dessins et mes collages. Ce que je représentais ne trouvait aucune grâce à ses yeux. Il ne considérait pas que mes dessins étaient moches ou mal faits, c’était au-delà de ça. Il remettait en cause ce que je décidais d’illustrer. Le bouquet de fleurs dessiné était à ses yeux moins représentatif de mon weekend ou moins important que le fait d’avoir rendu visite à mes grands-parents. Plutôt qu’avoir dessiné des fleurs, il aurait fallu faire un portrait de famille ou gribouiller l’appartement de mes grands-parents.

Son ingérence me rendait furieuse, mais je restais silencieuse. Je me souviens qu’en tant que petite fille, j’avais parfaitement conscience que mes pouvoirs quotidiens étaient limités. Les seuls sujets où mon pouvoir pouvait s’exprimer étaient les suivants : à travers les jeux, les rêveries et mon cahier de vie. Tous les autres sujets (l’alimentation, le coucher, l’école, l’emploi du temps…) étaient dirigés par les adultes, auprès de qui il fallait être obéissante. J’avais cette conscience-là. J’avais conscience d’être inférieure aux autres en raison de mon âge.

L’ingérence de mon père empiétait sur mon pouvoir. L’ingérence de mon père me ramenait, une fois encore, à ma condition d’enfant. Avec ma mère, j’étais actrice. Elle me demandait si j’étais d’accord ou non avec ses suggestions de phrases à modifier. C’était moi la chef, c’était moi qui décidais si sa proposition me convenait ou non. Elle n’imposait aucune correction, elle suggérait des alternatives. Avec mon père, j’étais une victime : même mon cahier de vie devait lui être obéissant. Mon cahier de vie appartenait à mon père, puisqu’il imposait ses directives sans jamais me demander mon avis. Je lui dictais des phrases, il écrivait d’autres choses sans m’en informer. Parfois, lorsque je demandais à ma mère de me lire les anecdotes passées, je réalisais que mon père n’en avait fait qu’à sa tête : ce que j’avais dicté n’avait rien à voir avec ce qui était écrit dans mon cahier de vie. Savoir qu’il modifiait en douce les souvenirs que je voulais conserver dans mon cahier de vie me rendait folle. Mon père décidait lui-même ce qui était digne d’être remémoré, au sein de ma propre vie.

Je ne comprenais pas qu’il puisse émettre un avis sur ce qui était constitutif de mes journées et de ma réalité. Il ne me proposait jamais son avis personnel, pouvant être modifié (exactement comme ma mère le faisait), il m’imposait ce qu’il fallait écrire ou dessiner. Si mon dessin était déjà réalisé, il me disait que je n’aurais pas dû faire ça. Il y avait une notion de devoir et d’obéissance dans les choses à raconter et à représenter. Mon père voulait rentrer dans ma tête et m’imposer sa propre réalité. Parfois, je pleurais. Je pleurais car il écrivait des choses qui ne m’intéressaient pas, qui ne faisaient pas sens à mes yeux. Je pleurais quand il écrivait ses propres phrases, ses propres histoires, son propre ressenti dans mon cahier. Je ne supportais pas qu’il ait cette toute puissance : il savait écrire, moi non. Il ne respectait pas mes choix. Il ne comprenait pas son rôle : être écrivain public, rien de plus, rien de moins. Il ne comprenait pas que je décidais ce qu’il fallait écrire dans mon cahier, malgré mon incapacité à écrire, en raison de mon âge. Il ne comprenait que c’était à moi de décider ce qui était intéressant et racontable, et ce qui ne l’était pas. Ce n’était même pas une question de ne pas vouloir dire à la maîtresse que j’allais à l’église, ou que sais-je, c’était juste une question de contrôle. J’avais cinq ans, j’étais dirigée par des adultes qui, vraisemblablement, n’étaient pas capables de prendre soin de moi, j’attendais de ce cahier de vie qu’il soit un espace de liberté où je puisse faire à ma guise ce dont j’avais envie.

La censure paternelle, sa remise en doute de mes propres choix, son avis qui n’avait jamais été demandé par moi n’avaient pas lieu d’être.

Je me souviens de crises de colère et de larmes car il écrivait des choses que je ne voulais pas. Je me souviens avoir déchiré des pages entières de mes cahiers de vie, car je n’étais pas d’accord avec le fait que mon père décide à ma place ce qu’il fallait écrire à propos de mon existence.

Il n’a jamais compris la finalité de cet exercice.

Il n’a jamais compris qu’au fond, on s’en contrefout sévère de savoir si on est allé se promener en forêt afin de voir les empreintes des animaux ou si on a fait un gâteau au yaourt avec sa voisine. Ce qui comptait, dans ce travail, c’était ce que l’enfant considérait comme étant important. Ce qui comptait, c’était ce que l’enfant choisissait de raconter. A partir du moment où il s’agissait d’une tierce personne qui documentait la vie de l’enfant, et non l’enfant lui-même, l’exercice n’avait plus aucune utilité.

L’ingérence de mon père me rendait furieuse. Je détestais compléter mon cahier de vie avec lui. Il donnait systématiquement son grain de sel. Il n’avait pas compris que je ne lui avais rien demandé. Il ne savait pas rester à sa place d’écrivain public. Il n’avait pas compris qu’il empiétait sur mon espace personnel. Son grain de sel me faisait suffoquer. Il avait de l’emprise sur moi, même à travers mes cahiers de vie. Il était tout puissant : c’était Papa qui décidait ce qui était digne ou indigne d’être raconté, digne ou indigne d’être dessiné, collé ou colorié.

 

Je n’ai jamais eu la présence d’esprit de lui dire : « Laisse-moi tranquille, si tu n’es pas content tu n’as qu’à faire ton propre cahier de vie. »

Une fois encore, j’avais l’impression que mon père considérait les enfants comme étant des petits animaux habillés, mais dénués de conscience. J’étais le petit animal habillé de mon père.

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Commentaires
D
Elle ronchonne mais elle finit par obéir... quand je lui dis d'arrêter de me répondre, elle dit "non" mais à voix basse. Et puis d'un seul coup c'est terminé et elle retrouve sa petite voix mignonne. Je pense qu'elle n'est pas toute seule dans sa tête 😁 (et que l'adolescence promet d'être hum comment dire.......?)
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A
Et alors, comment réagit ta fille ? L'assiette est finie ? 😂<br /> <br /> C'est trop mignon ce que tu me dis sur ma mère, chaque fois ça me fait plaisir :) C'est vrai qu'elle est drôle, pleine de joie et qu'elle a un sacré caractère.
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D
Ha ha c'est EXACTEMENT ce que je dis à ma fille! Pas plus tard que ce midi (on s'est tapé une colère très sympathique). Alice a eu droit à : "Ce n'est pas une petite fille de 4 ans qui va faire la loi à la maison. Garde tes directives pour tes futurs employés ; tant que tu vivras sous mon toit tu ne décideras de rien du tout, même à 24 ans. Tu feras ta moi dans TA maison. Et maintenant tu manges sinon c'est moi qui mange ton assiette".<br /> <br /> Je suis définitivement fan de ta mère ; je vais me faire un t-shirt à son effigie 🤭
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A
Zofia> c'est exactement ça ! J'avais conscience dès toute petite qu'il avait du contrôle sur moi ou du moins voulait me contrôler. Parfois j'obéissais pour avoir la paix, mais au fond de moi je gardais toujours en tête que c'était MOI qui devait décider (d'où le fait que je pétais un plomb quand il s'imposait dans mon cahier). Pour ton cahier, c'est une super bonne idée. Ce n'est pas très grave de ne pas être à jour. Le principal c'est d'être heureuse de le faire et d'en tirer du plaisir.<br /> <br /> <br /> <br /> Dawn girl> déjà, contrairement à mon père, tu te rends compte que tu le remplis à la place de la fille. Ensuite, je suis sûre que tu le fais de manière intelligente, sans lui imposer des trucs de manière dictatoriale. Tout est une question de ton / dialogue. Et comme tu parles à ta fille en expliquant les choses, elle ne doit pas se sentir brimée. Bon courage pour son caractère. J'avais une attitude très similaire à ce que tu me racontes d'elle. Je démontrais par A+B à ma mère qu'elle avait tort quand c'était le cas (et elle avait réellement tort). Elle m'a très longtemps après qu'elle se sentait super mal quand je lui pointais du doigt ses erreurs, car elle ne savait pas quoi répondre et bottait en touche. Un jour elle m'a répondu un truc qui m'a trop énervée (mais pour le coup ça m'a mouché, impossible de répondre 😂) "La maman c'est moi, l'adulte c'est moi, la chef c'est moi, tu seras la chef quand tu seras adulte et maman, en attendant ce moment là tu obéis et tu te tais, comme tous les autres enfants. C'est pas juste mais c'est la vie, et la vie n'est pas toujours juste". 25 ans après je m'en souviens encore 😂😂😂😂😂.
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D
Beaucoup de parents pensent cela. Ton père est certes un cas particulier, mais on croit tous savoir ce qui est bien pour nos enfants. Combien de fois ai-je dit à ma fille "je suis ta maman, je suis là pour te dire ce qui est bien ou mal. Je le fais parce que je t'aime". Et comme la miss a un caractère autoritaire et qu'elle me claque "c'est moi qui décide" ou qu'elle répond "non c'est pas toi!" quand je lui dis que c'est moi qui décide, bah faut s'accrocher ^^<br /> <br /> <br /> <br /> Pour en revenir au cahier de vie, elle en a un aussi, et cela ne l'intéresse pas du tout de le remplir (bon elle n'a que 4 ans)... du coup c'est moi qui mets ce que je veux dedans; je me suis déjà dit que ce n'était pas top mais si je l'écoute je ne mets rien ^^ peut-être que cela viendra plus tard. Je trouve la démarche de ta mère est vraiment intéressante ; le fait de te rendre actrice t'a sûrement donné confiance en toi. Bon de toute façon je suis fan de ta mère, j'ai déjà eu l'occasion de te le dire 🙂
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