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Après l'averse
21 mars 2018

# 6

C’était une famille bien sous tous rapports. Une famille qui présente bien. Qui va à la messe tous les dimanches, qui connaît aussi bien Monsieur le Curé que Monsieur le Maire, qui donne régulièrement de l’argent aux bonnes œuvres, qui se montre très charitable, qui salue poliment chaque voisin, qui s’enquiert de la santé de chacun, qui n’a jamais aucun problème, qui a de beaux garçons et de belles filles. Les beaux garçons portaient dans leur jeunesse des culottes courtes avec des chaussettes montantes en hiver, les belles filles avaient un serre-tête et des chemisiers à col Claudine. Une belle famille sans problème. Ils n’ont tellement pas de problème que le fils aîné a décidé de suicider à 20 ou 25 ans, alors qu’il avait troqué ses culottes courtes contre des pantalons, depuis déjà quelques années. D’ailleurs, ce n’était pas un suicide puisqu’il s’agit d’une famille sans problème. Il était invraisemblable qu’il s’agisse d’un suicide. Le suicide ne touche que le pauvres gens, que ceux qui doivent tirer le diable par la queue, que ceux qui sont aidés par la paroisse ou le Rotary Club. Le fils aîné ne s’est pas suicidé, le fils aîné a eu un accident. Et puisque cette famille sans problème n’a jamais eu de problème, il n’a jamais été question d’évoquer cet accident. On ne lave pas son linge sale en public. D’ailleurs, on a que du linge propre, qu’il est de bon goût d’étaler à la face du monde. Grâce aux silences, grâce au déni, grâce à la honte, grâce au ressentiment, grâce aux problèmes qui n’en sont pas, grâce à la non communication, grâce à l’aigreur, grâce à la colère, grâce à la paralysie des sentiments, ils sont tous devenus plus ou moins toctoc, zinzin ou taré. Mais c’est un non sujet, qui ne peut être abordé ni avec Monsieur le Curé, ni avec Monsieur le Maire, ni avec personne d’autre. L’entièreté de cette famille est profondément, terriblement malsaine, et ce sans même s’en rendre compte.

Il fait partie de la fratrie. Il est le plus atteint. Il a toujours été fragile. On l’a toujours décrit comme étant fragile. Il est impossible de savoir précisément ce que cache ce mot. Il est impossible de retracer son enfance et sa jeunesse. Seul le silence prévaut. Il a eu une scolarité ordinaire. Il était timide, pas vraiment déluré. Il avait quelques amis. Il a fait les quatre cents coups, comme tout le monde. Il admirait son grand frère. Le suicidé, ou plutôt, l’accidenté. Il est impossible de savoir si l’accident de l’accidenté lui a grillé le cerveau, ou s’il était déjà mal barré avant la mort de son frère. Je vote pour les choix 1 et 2. Personne ne donne son avis. Tout le monde se tait. Le silence, ça protège. Le silence, c’est rassurant. Ils ont vécu toute leur existence avec l’option chape de plomb.

Leur histoire reste assez improbable. De rares photos permettent de se représenter la chose. Elle était enjouée, dynamique, avec des failles et des blessures, comme beaucoup, mais surtout, par-dessus tout, enjouée et dynamique. Il était éteint, réservé, discret, mélancolique. Il pouvait entrer dans des colères noires. Et se calmer peu après. Elle était suffisamment enjouée et dynamique pour fermer les yeux. Elle savait très bien fermer les yeux. Elle devait penser, sans doute, que ça passerait. Ça passera toujours. Ils ont fait un bébé. Sa grossesse a été ponctuée de chantages au suicide et d’hospitalisations en service psychiatrique. Le futur papa n’avait pas suffisamment les pieds sur terre pour pouvoir gérer. Il était maladivement dépressif depuis des années. Il était gravement, sérieusement, pathologiquement dépressif. De toute façon, la vie, ça ne sert à rien, je ne sers à rien, je vais me foutre en l’air, je ne te sers à rien, je ne t’apporte rien, tu vivras mieux sans moi, vous vivez mieux sans moi, toi et le bébé, ma vie ne sert à rien. La future maman n’avait pas suffisamment de dynamisme pour prendre ses jambes à son cou. Le bébé est né dans des sanglots étouffés, des plaquettes de médicaments vidées et des menaces proférées. Tout allait mieux dans le meilleur des mondes. C’était une famille ordinaire. C’était un jeune homme et une jeune femme bien sous tous rapports. L’accouchement s’est terriblement mal passé. Le toubib lui a dit « Quelques années plus tôt, l’une de vous deux y serait restée. Heureusement, vous accouchez maintenant et vous êtes toutes les deux vivantes. » Il lui était impossible d’imaginer avoir un autre enfant. A cause de l’accouchement, des menaces et des hurlements.

Elle est partie comme dans un film. Il n’était pas à la maison, elle en a profité pour faire ses bagages, prendre le bébé sous le bras et se casser sans demander son reste. Son enjouement et son dynamisme ont eu raison du reste. Elle a compris qu’elle ne pourrait pas le sauver. Elle a compris qu’elle ne pourrait pas être l’infirmière, l’assistante, la maman, la bouée de sauvetage de son mari. Personne n’a jamais su comment il a réagi. Personne n’a jamais su s’il l’a suppliée, vraiment, promis, je vais arrêter, je vais faire des efforts, je vais me calmer. Personne n’a jamais su s’il est entré dans une colère noire, en ravageant tout sur son passage. Personne n’a jamais su s’il est resté prostré et abruti dans l’entrée, assis par terre, sanglotant la tête dans les mains, après avoir dit vingt fois dans le vide « Bonjour, c’est moi ». Je vote pour les choix 1, 2 et 3.

Il était très malheureux, très affaibli, très déboussolé, très anxieux, très perdu, très démuni, très dévasté, très sans espoir. Il était une ombre et vivait dans le silence de l’obscurité. Elle a foutu le camp chez l’un de ses frères. Elle s’est installée dans la chambre d’amis, sur un canapé-lit avec sa petite fille. Le reste de la maison était aux petits soins pour elles deux. Elle a mis quelques temps pour se refaire une santé, pour redéployer ses ailes. Elle a dit à sa petite fille « Papa et Maman ne vont plus vivre ensemble. Ce n’est pas à cause de toi, c’est un problème entre Papa et Maman. Papa et Maman t’aiment très fort. Tu verras Papa plus tard. Pour l’instant, tu es avec Maman, on est ici avant de trouver une nouvelle maison pour nous deux. » Assise au bord du canapé-lit, la petite fille balançait ses jambes dans le vide, en ayant bien conscience que l’atmosphère était plus détendue qu’avant, quand on était à la maison avec Papa. Ni glapissements, ni voix brisées par la fureur, ni portes qui claquent, ni murs qui tremblent. Juste une maison normale, avec une chambre d’amis et un canapé-lit pour elle et sa maman.

Il est allé s’installer chez ses parents. Il était l’ombre de lui-même. Il ne voulait rien, ne pouvait rien. Il a passé des semaines entières à broyer du noir dans une chambre silencieuse, aux volets fermés. Il ne fallait pas déranger. Il ne fallait pas faire de bruit. Il fallait qu’il reprenne des forces. Il fallait se relever. Quand il a décidé de sortir des ténèbres, quand il a essayé de se raccrocher à la réalité, il a eu peur de tout. Tout était impossible. Tout était trop difficile. Il était incapable de tout. Il n’était capable de rien. Il ne pouvait rien faire de ses dix doigts. Il fumait comme un pompier. Un à deux paquets par jour. Quand il avait suffisamment de force et de courage, il arrivait à acheter soi-même ses clopes. Sinon, on le faisait pour lui. Il a vivoté. Il a distribué des prospectus dans la rue et dans les boîtes aux lettres. Il a fait un peu des petits travaux ici et là. Il est parti quelques temps dans le sud de la France, comme saisonnier, pour faire les vendanges et travailler dans une usine de confiseries. Il n’arrivait pas à se souvenir qu’il avait une meilleure situation avant. Il n’arrivait pas à se souvenir qu’il avait des compétences, un bac plus plus, un métier avec un bureau, un téléphone, un chef et des réunions. Il voulait se faire tout petit et recommencer à zéro puisqu’il se voyait comme un zéro. Il était un zéro. Il était invisible. La seule chose visible était sa tristesse. Il avait les yeux perpétuellement embués. Il avait la voix perpétuellement brisée. Il était brisé.

Il se faisait hospitaliser de temps à autres. Il refusait de prendre des médicaments, il refusait de voir un psy. Les psys, c’est tous des cons. On sauve son âme, on s’aide uniquement grâce à la prière. Que Dieu me vienne en aide. Dieu me viendra en aide. Dieu m’éprouve, mais j’ai confiance en Lui. Je n’ai pas de problème. Je ne suis pas malade. C’est les autres qui ne vont pas bien. C’est les autres qui ne comprennent rien.

Il n’a jamais été réellement diagnostiqué. Lors du divorce, le juge a dit à sa nouvelle ex-femme : « Madame, vous avez bien fait. » Le juge est sorti de son droit de réserve. Le juge a donné son avis. Le juge a ouvert sa gueule, alors qu’on ne lui avait rien demandé. Elle n’était pas assez en forme pour comprendre qu’il lui tendait une perche. Elle n’était pas assez en forme pour que cela lui mette la puce à l’oreille. Elle aussi était affaiblie, mais bien sûr moins que son nouvel ex-mari.

Elle allait voir son papa une semaine sur deux. Il vivait encore chez ses parents. Il était encore fragilisé. Son père et sa mère disait qu’il était fatigué, qu’il avait besoin de se reposer. Il n’était pas dépressif. Ce type de mot est interdit. Ce type de mot est honteux et effrayant. Daddy et Bonne Maman n’avaient pas un fils suicidé et un autre gravement dépressif. Ils avaient un fils mort accidentellement et un fils émotif.

Leur petite-fille était rayonnante, dynamique, enjouée comme sa maman. Leur petite-fille voulait sauver son papa. Elle se donnait un mal de chien à essayer de le faire rire et sourire. Elle en avait aussi peur, quand même, un peu. Elle avait très bien compris qu’il ne fallait pas parler fort, qu’il ne fallait pas faire de colère, qu’il ne fallait pas faire de glissades sur le parquet et de cabrioles autour de lui. Il pouvait se briser à n’importe quel instant. Il pouvait entrer dans une colère noire, hurler, crier, vociférer à n’importe quel moment. Il pouvait s’effondrer, pleurer, tomber par terre à n’importe quel moment. Il fallait lui donner du courage. Il fallait lui donner de la force. Elle était à l’école maternelle, elle était tellement petite que les grandes personnes s’adressaient à elle en s’agenouillant ou en s’accroupissant. Elle pensait quand même qu’elle était suffisamment forte pour le sauver. Elle se donnait un mal de chien à sauver son papa, qui mourrait à moitié au fond de son lit, une clope au bec, les volets perpétuellement fermés. Elle s’assurait que la clope ne brûlait pas les draps. Elle s’assurait que le gaz n’était pas allumé. Elle était à l’école maternelle et elle était la maman de son papa. Bonne Maman et Daddy fermaient les yeux, félicitaient Monsieur le Curé pour sa formidable homélie et s’assuraient être à jour dans leurs dons annuels envoyés au Lion's Club, aux Petits Frères des Pauvres et aux Enfants du Mékong. Leur fils était juste un peu fatigué, depuis des années. Il était juste un peu émotif.

Il s’est stabilisé. Il a passé les concours de la fonction publique. Il a trouvé un appartement. Tout s’est empiré quand il a quitté Bonne Maman et Daddy. Il voyait sa petite fille un week-end sur deux. Il allait la chercher sur le pas de la porte de son ex-femme, ou bien, au contraire, elle était déposée rapidement chez lui. Il passait ses week-ends à dormir et pleurer. Il lui disait que la vie, c’est difficile, être papa, c’est difficile, avoir une petite fille, c’est difficile. La vie était tellement difficile qu’il oubliait de manger et, accessoirement, de lui faire à manger. Elle attendait. Elle était patiente. Elle ne faisait pas de bruit. Elle ne voulait pas déranger son papa. Elle lui demandait quand est-ce qu’on irait chez Daddy et Bonne Maman. Au moins, là-bas, personne n’était trop fatigué pour oublier de cuisiner. Elle vérifiait encore plus souvent d’éventuelles cendres de cigarette embrasant sa couette, ou un éventuel bouton de la gazinière ouvert par inadvertance. Parfois elle restait immobile dans le chambranle de la porte, l’observant, le guettant, le veillant. Elle veillait un malade dont la maladie était inaudible, inconnue, incomprise, indicible, invisible. Dormir n’a jamais été une maladie. Pleurer n’a jamais été une maladie. Oublier de manger n’a jamais été une maladie.

Parfois, il arrivait à survivre. Il arrivait à sortir de chez lui. Il était un peu bizarre. Il était toujours bizarre. Ils allaient faire les courses, ils étaient devant l’entrée de la supérette du coin et il lui disait « J’ai pas la force de faire les courses. Je te donne mon porte-monnaie. Tu fais les courses. » Il n’avait pas beaucoup de sous. Il disait qu’il avait un petit salaire. Il faisait attention à tout. Il avait un budget illimité pour ses clopes. Le reste était accessoire. Il fallait tout le temps, à chaque fois, regarder le prix au kilo, la date de péremption et les lots deux achetés, le troisième est offert. Bien sûr, bien sûr, il était interdit de prendre des marques, interdit de s’intéresser aux paquets de céréales accompagnés d’une bricole en plastique. Parfois, souvent, elle faisait des mauvais choix. Elle se faisait hurler dessus. Elle se faisait houspiller. Elle se faisait hurler dessus pour le prix au kilo d’un paquet de coquillettes mal vérifié.

Quand il allait retirer de l’argent au distributeur, il oubliait son code une fois sur deux. Il oubliait de récupérer sa carte bleue et l’argent une fois sur deux. Elle faisait comme si de rien n’était. Elle tirait sur sa manche, elle lui disait « Papa, il faut taper les numéros, prendre la carte et les sous. » Alors il tapait les numéros, prenait la carte et les sous. Elle était sa petite maman habillée au rayon enfant. Elle était son ange gardien. Elle vivait dans la pénombre et l’obscurité. Elle côtoyait sa folie en croyant que c’était la normalité. Demain, Papa sera de bonne humeur. Demain, on ira peut-être au square. Demain, comme je serai sage, on ira sûrement au square. Daddy et Bonne Maman viendront avec nous. Ça sera chouette. On passera un bon moment.

Parfois, il la regardait avec émerveillement. Il la regardait, les larmes dégoulinant le long des joues, la morve coulant jusqu’à sa bouche, en lui disant que c’était difficile d’être un papa, mais qu’elle était une petite fille formidable. Il lui parlait de ses démons. Il lui disait que la vie était trop dure pour lui, que les gens étaient trop durs pour lui, que le travail était trop dur pour lui, que la société était trop dure pour lui, que les informations étaient trop dures pour lui, que le monde était trop dur pour lui. Il lui disait qu’il était entouré d’idées noires et de démons, qu’il broyait du noir. Que la vie était un nuage noir. Qu’il vivait dans les ténèbres. Qu’il ne voyait pas la lumière. Qu’il n’y avait pas de lumière. Que la lumière n’était pas faite pour lui. Que l’obscurité l’entourait. Qu’elle était sa seule compagne. Il écrivait des poèmes. Il lui disait qu’elle les lirait plus tard, quand elle sera grande. Qu’elle comprendra tout. Qu’il lui expliquera tout. Il s’effondrait devant elle, il tremblait, il tombait par terre, il sanglotait la tête dans les mains. Elle lui disait d’une voix blanche « Papa pourquoi tu pleures ? » en comprenant pertinemment que c’était à cause des démons, de l’obscurité, des ténèbres, des idées noires et de la lumière qui n’est pas là. Il lui parlait de Brel, de Brassens, de Dostoïevski, de Troyat, de l’Irak, du Kosovo, du conflit israélo-palestinien, des Tutsis et des Hutus, du pétrole, du chômage, des diamants de Bokassa, de Jospin, de l’Indochine, de Hitler, de la vie impossible à vivre. Elle hochait la tête en silence, sans rien y comprendre. Elle se gardait de l’interrompre, de lui poser des questions, de lui dire qu’elle ne comprenait rien. Il avait des livres partout. Son appartement dégueulait de livres. Il avait une mémoire impressionnante. Une information lue ou entendue était automatiquement enregistrée dans son cerveau. Il était capable de dire de mémoire le PIB de la Chine, la superficie de l’Arizona ou le nombre de fleuves parcourant le Cambodge. Il était capable de citer dix génocides, vingt peintres des années 1820, trente espèces animales vivant dans les Pyrénées. Lors de ses rares résurrections, il était d’une curiosité insatiable. Il était hyperactif. Il lisait, parlait, écoutait, discutait, écrivait, imaginait, réfléchissait, débattait. Il parlait très vite, il souriait, il était volubile, il faisait des grands gestes, il s’esclaffait, il avait mille idées à l’heure, il ne terminait pas ses phrases, il débordait de projets, il allait mieux, il allait bien, tout allait mieux, tout irait mieux, là ça va mieux, là je vais bien, je vais très bien. Et de nouveau le néant.

Il était ingérable. Il entrait dans des colères noires. Il délirait. Il vociférait. Il hurlait. Il insultait. Il disait des mots qui tuent. Il proférait des discours sans queue ni tête. Il ne frappait jamais. Il se contentait des mots. Son regard devenait vide, sa bouche se tordait, les veines de ses tempes et de son cou se mettaient à palpiter, ses mains se crispaient, les jointures de ses doigts blanchissaient, son corps tremblait dans son ensemble. Et il hurlait. Il hurlait jusqu’à plus soif. Il hurlait jusqu’à ce que sa voix se brise. Il déversait sa bile. Il dégobillait des horreurs. Quand Daddy et Bonne Maman étaient là, ils disaient à leur fils de se calmer, d’aller se reposer, enfin voyons, on ne se met pas dans ses états-là, mais enfin, contiens-toi mon fils, c’en est des manières. Sans s’occuper de leur petite fille. Elle était trop petite pour comprendre, et puis ce n’était rien d’autre qu’une petite dispute. Quand elle était seule, quand il n’y avait personne pour faire barrage, elle faisait face seule. Elle restait debout, face à lui. Elle ne pleurait pas. Elle n’a jamais pleuré. En grandissant, elle s’est fait la promesse de ne jamais pleurer devant lui. Elle s’est fait la promesse que la gagnante, c’était elle. C’était un jeu. Le but du jeu était de ne pas pleurer devant Papa. Le but du jeu était de ne pas être touchée, de ne pas être blessée, de ne pas l’entendre, de ne pas y prêter attention. Elle se promettait qu’elle ne finirait jamais comme lui. Elle considérait qu’elle valait mieux que lui, qu’il racontait n’importe quoi, qu’il était n’importe quoi, que tout était du n’importe quoi. Mais elle ne disait rien. Elle le protégeait. Personne ne voyait rien. Personne ne faisait rien. Personne ne voulait rien voir et rien faire. Quand sa maman lui demandait ce qu’elle avait fait ce week-end, comment ça s’était passé avec Papa, elle répondait laconiquement « On est resté à la maison, c’était comme d’habitude. » Personne n’a jamais cherché à en savoir plus. Personne ne s’assurait qu’elle puisse manger à sa faim, que le frigo soit rempli ou que les billets de banque étaient bien récupérés au distributeur automatique, après avoir saisi mécaniquement les quatre chiffres magiques.

Parfois, il déraillait complètement. Il partait la nuit entière, à la recherche d’un bar-tabac ouvert de nuit. Il avait fini son dernier paquet de clopes et il lui en fallait un pour tenir la nuit. Alors il partait. Il arpentait des kilomètres et des kilomètres. Elle était toute seule dans son lit. Elle ne savait pas quand son papa reviendrait. Elle pensait parfois que, peut-être, il aurait une crise dans la rue. Peut-être qu’il n’arriverait pas à retrouver sa maison. Peut-être qu’il allait se suicider, comme il lui disait parfois. Peut-être qu’il allait l’abandonner. Elle avait compris que sa vie était difficile, que c’était difficile d’être une grande personne, que c’était difficile d’être un papa. Elle avait parfaitement enregistré. Elle en était navrée. Elle était navrée que son existence soit difficile aux yeux de son papa. Elle était navrée d’être un poids pour son papa. Elle aussi, elle était navrée d’exister. Il y avait des monstres sous le lit. C’était l’obscurité. C’était le néant. Et elle faisait face. Seule.

Elle avait deux vies : la vie avec Papa et l’autre vie. L’autre vie était parfaite. Elle était chérie, choyée, admirée par sa maman. Tout allait bien à l’école. Tout allait bien avec ses amis. Tout allait bien avec Bonne Maman et Daddy. Elle était vive, souriante, pleine d’esprit, curieuse, adorable. Elle faisait front. Elle faisait face. Elle tenait tête. Elle voulait le sauver. Elle voulait le porter à bras le corps. C’était un adulte miniature, un petit bout de femme qui supportait son père à bout de bras. Elle ne comprenait pas qu’il fallait parler. Elle ne comprenait pas qu’il fallait demander à l’aide. Puisque personne ne faisait rien, puisque personne ne disait rien, puisque personne ne voyait rien, c’est que c’était normal. C’est que les papas sont comme ça. Après tout, c’est plausible. Tous les papas doivent être comme ça.

Il était abusif, il était maltraitant, il était malade. Il lui disait qu’elle était nulle, qu’elle n’était pas assez intelligente, qu’elle n’était pas assez bien, qu’elle ne savait rien, qu’elle ne comprenait rien, qu’elle n’arriverait à rien, que les femmes n’arrivent jamais à rien. Puis il s’agenouillait devant elle. Il éclatait en sanglots. Il lui disait qu’elle était la plus belle chose, la meilleure chose, la chose la plus précieuse de toute sa vie. Il lui disait que sans elle il serait parti depuis longtemps. Il lui disait qu’il ne la méritait pas, qu’il ne méritait pas d’avoir une petite fille aussi exceptionnelle. Il lui disait qu’elle était extrêmement intelligente, qu’elle aura une vie extraordinaire, que tous les garçons seront amoureux d’elle, qu’elle était magnifique, que c’était une magnifique petite fille et qu’elle sera une magnifique jeune femme. Il lui disait que Dieu lui viendrait en aide pour faire face à ses démons, que Dieu le guiderait, qu’Il lui indiquerait le chemin de la lumière pour être un meilleur papa. Il n’a jamais voulu lui faire du mal. Il n’a jamais été conscient de son comportement, de ses mots. Il n’a jamais compris qu’il était dangereux pour lui et pour elle. Un jour, quand elle était à l’école primaire, ils sont allés à la mer. Daddy était déjà mort. Bonne Maman n’était pas là. C’était le début de la soirée. Ils étaient dans sa voiture. Il est sorti un instant, sans doute pour aller acheter un paquet de clopes. Il reviendra dans cinq minutes. Il n’est pas revenu. Il est revenu le lendemain matin. Elle a passé la nuit, seule, dans la voiture. Elle a été abandonnée dans une voiture une nuit entière, vraisemblablement pour un paquet de clopes. Il avait passé la nuit sur la jetée, afin d’admirer la mer. Elle s’est réveillée le matin, caressée par les rayons du soleil. Seule dans la voiture. Sans bouteille d’eau. Sans nourriture. Sans téléphone portable, de toute façon ce n’était pas vraiment courant à l’époque, sa maman en avait un, mais pas son papa, puisqu’il considérait n’avoir personne à qui téléphoner. Elle était là, sans rien. Elle s’est réveillée avec une peur panique, une faim de loup, une soif inextinguible et une horrible envie de faire pipi. Elle n’a pas mangé, pas bu et pas fait pipi. Elle ne savait pas s’il fallait attirer l’attention des passants ou rester tranquillement dans la voiture. Elle ne savait pas ce qui était le mieux. Elle ne savait pas si son papa allait revenir. Elle ne savait pas où était son papa. Elle ne savait pas dans quel état était son papa. Elle ne savait pas s’il fallait mourir d’inquiétude ou considérer la situation normale. Elle ne savait pas à partir de quand il fallait s’inquiéter. Elle regardait l’heure sur le tableau de bord. Elle attendait. Elle ne savait pas ce qu’il fallait faire : se protéger elle ou le protéger lui. Elle ne savait pas si elle avait le droit de sortir de la voiture. Elle n’avait pas les clefs de la voiture. Elle ne savait pas si elle avait le droit d’alerter quelqu’un. Elle ne savait pas s’il fallait aller dans un bar-tabac pour demander si on avait vu son papa, il est peut-être venu hier acheter des cigarettes, ou pour demander à appeler la police, ou pour demander à téléphoner à sa maman. Elle ne savait pas quoi faire. Elle ne savait pas si c’était une punition ou un oubli. Elle était seule, désespérément seule. Elle était abandonnée. Elle était sans personne. Elle était juste avec elle. Comme d’habitude. Il n’y avait pas Maman, il n’y avait pas Bonne Maman, il n’y avait plus Daddy, il n’y avait aucune personne qui pouvait venir en aide ou conseiller. Elle avait peur de faire une mauvaise rencontre. Elle avait peur que Papa aille en prison. Elle avait peur qu’on la kidnappe. Elle avait peur qu’on fracture une vitre de la voiture et qu’on lui fasse du mal. Elle était pétrifiée. Elle réfléchissait beaucoup. Elle analysait la situation. Elle avait la chance d’être intelligente. Elle avait la chance de capter vite et bien, d’avoir un certain sens de l’adaptation. Il est revenu la bouche en cœur, quelques temps après, disant qu’il avait profité de la mer, que la vue était splendide, le temps merveilleux, le soleil lumineux. Elle a pleuré pour l’une des rares fois de sa vie devant lui. Il lui a dit qu’elle faisait du cinéma. Elle faisait toujours du cinéma. Elle n’était pas très sage. Elle était une petite fille assez difficile à vivre, et c’était dur de s’en accommoder. C’était très dur d’être le papa d’une petite fille qui pleurait pour si peu. Elle n’a rien répondu. Il lui avait coupé la chique. Elle était en état de choc alors elle n’avait rien à répondre. Le principal, c’est qu’il était revenu. Le principal, c’est qu’il était vivant. Le reste était accessoire.

Un jour, c’en était trop. C’était le chantage au suicide de trop. C’était les menaces de trop. Elle lui a répondu « Bah vas-y, fais-le, t’as qu’à te suicider, ça fera des vacances. » Elle était encore à l’école primaire. Il l’a fixée, l’air abasourdi. Il est resté silencieux. Il n’a rien dit. Il n’a plus jamais fait de chantage au suicide. Elle avait le sens de la formule pour moucher une grande personne, et elle ne s’en était même pas rendu compte.

Elle avait voulu boire un verre d’eau. Il était en train de dormir. Elle a ouvert le placard silencieusement, centimètre par centimètre. Il ne fallait pas faire de bruit pour ne pas réveiller la bête. Il ne fallait pas prendre le risque d’une énième dispute. Il ne fallait pas le rendre furieux. Chaque geste, chaque parole, chaque chose était millimétrée, analysée, prévue, anticipée. La manière dont les couverts étaient disposés autour de l’assiette. La phrase à venir. La manière dont son dos touchait le dossier de la chaise. La manière dont elle nouait ses lacets. La manière dont elle mettait en place ses cheveux derrière son oreille. Tout était critiquable. Tout était sujet à hurlement. Il fallait tout le temps, systématiquement le contenter. Un mot de travers, un geste brusque, une maladresse, un oubli, un regard en biais pouvait le transformer en monstre vociférant des horreurs et se roulant par terre en sanglotant. Il fallait donc se servir un verre d’eau silencieusement. Le verre s’est cassé. Elle avait signé son arrêt de mort. Il est entré en trombe, en claquant la porte derrière lui. Il a hurlé. Il a invoqué Dieu. Il a demandé à Dieu pourquoi il avait une telle petite fille. Il a demandé à Dieu ce qu’il avait fait pour mériter ça. Il lui a dit qu’elle était une incapable, une bonne à rien, incapable de rester sage, incapable d’être silencieuse, toujours bonne à se faire remarquer, toujours bonne à faire du bruit, toujours bonne à faire chier le monde, une chieuse, une emmerdeuse, une petite merde, une petite conne. Elle ne pleurait pas. Elle tenait sa promesse. Ne jamais pleurer devant lui. Elle pleurait à retardement. Elle pleurait dans sa tête, en gardant le visage imperturbable. Quand c’était trop insupportable, elle pleurait aux toilettes en silence, et faisait en sorte d’en sortir le visage impassible. Ou alors elle pleurait deux ou trois jours après, sous la douche, chez sa maman. Mais jamais devant son papa. Elle avait peur que pleurer devant lui lui soit défavorable. Elle avait peur que ses pleurs à elle réveille son monstre à lui. Alors elle ne pleurait pas. Il est retourné se coucher après sa crise. Elle fixait la fenêtre. Elle voulait se défenestrer. Elle n’en pouvait plus. Elle n’avait plus de force. Elle était vide. Elle était épuisée. Elle était rongée de l’intérieur. Elle était vide de l’intérieur. Elle fixait la fenêtre en sachant que c’était son salut. Elle savait précisément ce qu’étaient la mort, le suicide, la défenestration. Elle n’était pas idiote. Elle était en CE1. Elle a compris qu’il n’y aurait pas de retour possible. Elle a compris que ce n’était pas un jeu. Elle a compris que c’était une décision à prendre au sérieux. Un choix de grande personne. Un truc à faire en étant sûre de soi. Elle a pensé à sa maman. Elle se demandait comment le prendrait sa maman. Elle se demandait si elle survivrait à sa mort. Elle se demandait comment vit une maman sans enfant. Elle savait que sa maman était très forte, très courageuse, mais elle avait un doute. Elle avait un doute sur la survivance de sa maman. Elle pensait à son papa. Elle pensait à son papa monstrueux. Elle savait que, si elle sautait et qu’elle se ratait, si elle ratait son suicide, il hurlerait. Il lui ferait une scène monumentale. Il lui ferait la pire crise de sa vie. Elle ne pouvait pas prendre le risque de causer une telle fureur. Elle ne pouvait pas prendre le risque de survivre à une tentative de suicide, elle ne pouvait pas prendre le risque d’affronter son papa. Elle ne pouvait pas prendre le risque de faire de la peine à sa maman. Alors, sagement, elle n’a rien fait. Tout était prévu dans sa tête, tout était pensé, imaginé, conceptualisé, mais rien n’a eu lieu. Elle ne s’est pas suicidée à cause de l’amour de sa maman et de la colère de son papa. Elle a nettoyé les débris de verre. Aucune fenêtre n’a été ouverte, aucune rambarde n’a été franchie. Le plus drôle, c’est que le grand frère accidenté s’est suicidé en sautant par la fenêtre. Il n’y a jamais de hasard.

Elle comptait les heures. Elle comptait les heures avant de retrouver sa maman. Elle comptait les heures à partir de vendredi soir, jusqu'à dimanche soir. Elle s'inventait des petits jeux. Elle imaginait combien de minutes étaient passées depuis la dernière fois qu'elle avait regardé l'heure. Allez, on va dire quinze minutes. Le pire, le drame, c'est quand ces hypothétiques quinze minutes étaient en fait deux ou trois minutes. Elle se réfugiait dans les livres et le silence. Elle pensait beaucoup, tout le temps. Elle attendait. Elle détestait attendre. Elle était impatiente. L'impatience a toujours été son pire défaut. Elle pouvait rester assise des heures sur une chaise, sans bouger. Il ne fallait pas faire de bruit, il ne fallait pas le réveiller, il ne fallait pas l'embêter. Son existence même était un embêtement.

Elle s’est peu à peu séparée de lui. Elle l’a peu à peu abandonné. Elle a culpabilisé, beaucoup, mais elle a compris que ce qui compte, ce qui est le plus important, c’est elle. Elle a admis qu’elle ne pourra jamais sauver son papa. Elle a compris qu’il n’était pas sauvable. Elle a compris qu’elle n’y pourrait rien, qu’elle n’y pourrait jamais rien. Elle a compris que ça serait le mythe de Sisyphe. Elle ne lui a pas dit adieu. Elle est partie sur la pointe des pieds, peu à peu, discrètement. Elle n’a pas coupé brutalement le cordon. Elle a espacé les entrevues. Il survit comme il peut. Il est toujours dans les ténèbres. Il délire de plus en plus. Il mourra dans les ténèbres, dans son délire. Dieu n’est jamais venu l’aider. Dieu continue de l’éprouver au quotidien. Elle n’y peut rien. Elle a compris qu’à défaut de le sauver lui, il fallait se sauver elle. Elle a compris qu'il ne fallait pas qu'il y ait une nouvelle victime. Elle a compris que la maladie gagnerait contre lui, mais pas contre elle. Elle était plus forte que la maladie, la maladie n'a jamais réussi à la toucher. Elle était inattaquable. Elle a pris soin d’elle. Elle chérit sa vie. Elle sait que sa vie est formidable. Elle sait qu’elle a une chance infinie d’être loin des ténèbres, des démons, du néant et de l’obscurité. Elle ne sait pas si c’est le Dieu de son père ou elle-même qui la protège. Mais elle est protégée. Elle est épargnée. Sa vie est normale, faite de hauts et de bas, comme tout le monde. Sa vie est tout à fait normale.

Des années après, dans l’atmosphère feutrée d’un cabinet, en lui racontant au fur et à mesure des séances ce qu’elle avait enduré durant son enfance, elle lui a dit « Vous savez, d’une certaine manière, je le comprends. Je ne lui en veux pas. Je ne suis pas en colère contre lui. Il a fait ce qu’il a pu, il a fait comme il a pu. Si j’avais été à sa place, j’aurais sans doute fait pareil. Je sais que ce n’est pas de sa faute. Je sais qu’il est malade. C’est juste une maladie. C’est un malade mental, un grand malade, un fou. Il est fou. Il n’a aucune conscience de ses actes. Il est inconscient. Quand j’avais une dizaine ou une douzaine d’années, il m’avait raconté l’affaire du sang contaminé ou un truc dans le genre. Il m’avait dit qu’une personne avait affirmé « Je suis coupable mais pas responsable », et que c’est impossible de dire ça. Il expliquait qu’on est responsable donc coupable. On est coupable donc responsable. Mais non. Lui n’est ni responsable, ni coupable. Il n’est responsable de rien du tout. Il n’est coupable de rien du tout. Il est irresponsable. Il n’a rien fait de mal. Il avait raison : ça doit être difficile pour lui de vivre, d’être un papa et d’avoir une petite fille. Il n’a pas pu dire aux autres qu’il ne pouvait pas s’occuper de moi. Il n’a pas pu dire aux autres qu’il fallait me protéger de lui. Les autres n’ont pas pu et n’ont pas voulu voir, car c’est difficile de voir ce genre de chose quand on est un Versaillais réactionnaire pour qui dire bonjour au sous-préfet et parader le samedi matin chez le meilleur boucher de la ville est plus important que s’occuper de la santé mentale de son fils ou de son frère. Et ma mère n’a rien pu voir car elle n’a rien pu voir. C’est la faute à pas de chance, c’est un enchaînement de circonstances malheureuses, c’est un immense gâchis, ça m’est tombé sur la gueule mais j’étais capable de faire face. J’ai toujours fait face. C’est ma vie : je peux faire face à n’importe quoi. Je suis un véhicule tout terrain. Je peux m’adapter à n’importe quelle situation, à n’importe quelle personne, à n’importe quel discours. Je sais personnellement, précisément, depuis mes entrailles, ce que sont la brimade, la peur, la honte, l’humiliation, le silence, la folie, le désespoir, l’abandon, le néant, l’insécurité, le danger. Je sais ce que ces mots signifient. Je l’ai vécu. Je comprends le sens de ces mots. Ce ne sont pas des concepts abstraits. Ce sont des souvenirs précis et palpables. Parfois j’ai l’impression d’avoir plus vécu que les autres, alors que je suis malgré tout relativement jeune. Je ne suis qu’au début de ma vie, mais j’ai l’impression d’être une centenaire. J’ai l’impression d’avoir vécu dix vies. J’ai l’impression d’être une vieille dame, un vieux briscard, d’être rôdée pour toute la vie. Je n’ai pas peur de la vie, grâce à mon père. Comme tout le monde j’ai peur de petits trucs débiles, mais pas de la vie en général. Je me fais confiance pour me sortir de n’importe quelle circonstance. J’ai confiance en mes ressources. » Elle a posé son stylo en fixant silencieusement sa patiente. Elle a réfléchi quelques instants avant de lui dire « Vous avez vécu des choses extraordinaires. Vous vous êtes sauvée toute seule. Vous n’avez pas été une enfant. Vous avez été tout de suite une adulte au lieu d’être une petite fille. Vous n’avez jamais été insouciante. Vous avez été confrontée à des choses indescriptibles. Vous êtes très forte, très courageuse, très sage. Soyez toujours fière de vous. »

Parfois, elle a mal au ventre en pensant à son papa. Parfois, elle a envie de pleurer. Parfois même, elle pleure en pensant à lui, mais comme il n'est pas là, la promesse n'est pas piétinée. Elle pense à la petite fille qu'elle a été, à cette petite fille abandonnée dans l'obscurité et elle lui dit "Je te promets que ça va changer. Je te promets que c'est momentané. Tu commences par le pire, mais le meilleur arrive. Tiens bon. On va s'occuper de toi, je vais m'occuper de toi." Elle est fière d’elle. 

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Commentaires
A
Merci beaucoup Audrey, ça me touche beaucoup ! Ta nouvelle me parle, je serai heureuse de la lire. En fait, j'ai toujours dissocié ma vie avec mon père de "l'autre vie". Donc j'ai aussi bien vécu des choses au delà du réel complètement irrationnelles (mon père) que des situations normales de vie normale avec des problèmes normaux. Je n'ai jamais minimisé les problèmes "normaux" des autres comme de moi-même et, si par exemple quelqu'un vient me pleurer dans les bras car son hamster est mort, eh bien je comprendrai parfaitement et je trouverai ça justifié (peut être pas au bout de 10 ans de deuil de hamster, ou alors je conseillerai à la personne de voir un psy). A l'inverse j'ai mis du temps à accepter que mon père n'était pas "juste un peu bizarre" avec un caractère "un peu colérique" et "un peu triste et mélancolique". J'ai minimisé et occulté ce que j'ai vécu avec lui pendant des années (et j'ai pas terminé d'occulter, c'est en cours de prise de conscience. Parfois je ne réalise pas avoir vécu tel ou tel événement à ses côtés). J'ai commencé à m'éloigner de lui justement quand j'étais ado, à la période de mes premiers blogs. Je ne pouvais pas en parler sur mes blogs (ni ailleurs) car je ne savais pas verbaliser ni même par où commencer (par où commencer...) mais je me souviens très bien avoir commencé ma réflexion à cette période. On me dit que je suis "à haut potentiel", je DÉTESTE ce mot pour me désigner, je ne l'assume pas, par contre je vois que j'étais très intelligente quand j'étais petite puis jeune fille (maintenant je me vois juste comme une "fille pas conne, subtile et autonome" mais je pense que c'est pareil que "haut potentiel"). Et pour la petite histoire je n'assumais pas mon âge quand j'étais ado (même physiquement je faisais plus vieille. Pas plus tard que le mois dernier la mère d'une de mes meilleures amies m'a dit que je n'ai pas changé physiquement depuis l'âge de 15 ans, je sais pas si c'est dramatique pour la moi de 15 ans ou la moi de maintenant 😀), du coup je grugeais énormément sur mon âge (j'achetais des clopes au collège pour une copine qui fumait et je n'ai jamais eu l'idée de prendre une commission sur sa commande, j'étais vraiment conne de ne pas y penser 😂). La fois la plus drôle : je suis super proche d'une cousine qui a 7 ans de plus que moi, depuis que je suis toute petite. Elle m'a souvent invitée à ses soirées, inutile de te dire que quand j'avais 15 ans et que j'allais à ses soirées de "vieux de 22 ans" j'étais fière comme un coq. Quelques jours avant le bac (18 ans, je suis née dans les 6 premiers mois de l'année), elle faisait une soirée avec des amis préparant l'agreg et le capes. Un mec super sympa me dragouille (j'étais déjà en couple avec mon copain, mais ça faisait du bien à mon ego de me faire draguer par un mec sympa et mignon). Et là je lui dis que je vais pas tarder à partir car j'ai le bac à préparer. Réponse : "Ah ouais t'es surveillante de salle ? Ou bien tu dois préparer des trucs particuliers pour une épreuve ?" Gros blanc. Ma cousine lui dit que je passe le bac. Le mec ne me croit pas. Je lui montre ma carte d'identité car IL NE ME CROIT Pas et il en perd la boule (on avait bien discuté et j'étais "comme les autres" et pas "bébé"). Lorsqu'il voit que j'ai l'âge du bac et pas du capes il coupe court à toute la conversation en me disant à demi-mots qu'il est super perturbé et qu'il veut plus trop me parler. Je suis rentrée chez moi super fière en disant à ma mère et mon beau père qu'on a cru que j'étais une examinatrice du bac (ça a été mon quart d'heure de gloire). En gros, pour la faire courte : j'ai parfois l'impression très étrange d'avoir eu plusieurs vies, avec des "degrés" de choses très différentes, qui me rendent de nature observatrice.
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A
"Elle côtoyait sa folie en croyant que c’était la normalité", c'est beau et c'est terrible à la fois. Et ça résume bien l'ampleur du problème. <br /> <br /> <br /> <br /> Le passage du réveil dans la voiture est très dur à lire, on s'imagine bien l'angoisse. Et globalement, on comprend bien tous les tourments que tu décris...La solitude aussi. Le silence. Le tien et celui de ceux qui vous entouraient. Et l'impact que tout cela a eu sur le développement de ta personnalité. Tu as malgré tout su faire les bons choix, bien t'entourer et surtout, te protéger. <br /> <br /> <br /> <br /> Quand je lisais ton blog, il y a quoi... 10 ans ? (déjà ?!!) je me disais que tu étais terriblement mature, pour ton âge. C'était flagrant dans tes mots, dans ta manière de répondre. Je n'arrivais pas à croire que tu étais si jeune. Maintenant je comprends d'où vient cette force. Tout a ce vécu, cet aplomb qu'ont les personnes qui savent ce que c'est, d'avoir de "vrais" problèmes. Les épreuves forgent le caractère, quoi qu'on en dise. Et si je n'ai évidemment rien vécu de comparable, ni rien d'aussi grave, je sais que tous les ennuis que j'ai eu à une époque m'ont beaucoup apporté. J'ai beaucoup réfléchi sur plein de choses tout en étant sacrément fragilisée. <br /> <br /> <br /> <br /> C'est "marrant", je suis en train d'écrire une nouvelle pour un concours. Bon, l’héroïne n'a pas du tout le même parcours que toi mais a eu une enfance très très compliquée (maltraitance, adoption et cie) et à la fin, un personnage lui dit qu'il ne s'était jamais inquiété pour elle car elle a toujours été une guerrière, qu'elle a toujours eu plus de ressources que quiconque, qu'elle retombera toujours sur ses pattes... justement à cause de ce qu'elle avait vécu dans ses premières années... J'ai forcément pensé à ce passage quand j'ai lu "je suis un véhicule tout terrain, je peux m'adapter à toute situation...". Je me dis que d'une certaine manière, mon personnage a donc un côté crédible...
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A
Oui, toute cette expérience m'a demandé d'être dégourdie et d'une certaine manière d'avoir un instinct de survie. Je n'osais pas en parler car j'avais peur de ne pas être crue / de le mériter / que c'était normal. J'en ai parlé il y a quelques temps à TOUTE ma famille paternelle ("il faut qu'on parle"). J'ai eu 3 réactions toutes plus intéressantes les unes que les autres : "on savait pas, on était pas au courant, on pensait pas, on a rien vu mais c'est pas de notre faute, t'avais qu'à parler" (je trouve leur "on savait pas" assez peu plausible, puisque mon père a TOUJOURS eu des problèmes, de même leur "t'avais qu'à parler" n'est pas très encourageant car 1.quand on est à l'école maternelle ou primaire on peut difficilement faire un "balance ton papa", d'autre part ils n'ont installé aucun climat bienveillant me permettant de me confier ou de leur faire comprendre quoi que ce soit) ; le silence et l'absence de réponse de beaucoup de personnes (révélateur aussi : ils n'ont rien eu à dire, mais je ne sais pas si c'est parce qu'ils ne se sentent pas concernés / parce qu'ils n'en ont rien à foutre / parce qu'ils sont sans voix et incapables de savoir que dire et que faire) ; et enfin, deux personnes m'ont présenté leurs excuses. Un oncle m'a dit "je ne sais pas comment pardonner à mon frère (mon père) et je m'en voudrai toute ma vie de tout ce que tu as vécu" (ce à quoi je lui ai répondu que ça sert à rien de s'en vouloir à vie, c'est stérile et une perte de temps), une tante m'a dit "je n'avais pas compris qu'il fallait s'occuper de toi et te surveiller, je croyais qu'il fallait surtout aider ton père, sans penser à toi". Eux deux m'ont aidée, d'une certaine manière, en me disant ça.<br /> <br /> Un jour, je parlais avec une copine de je ne sais plus quoi (mes amis savent que "je ne m'entends pas avec mon père car il est dur à vivre", mais je ne rentre pas dans les détails et personne ne sait rien, sauf mon copain. On croit juste que "mon père est un peu chiant"). Et cette copine m'a dit très sérieusement "je ne sais pas ce que tu as vécu, mais tu as une force tranquille et une manière d'être de quelqu'un qui a vécu ou survécu à quelque chose." je n'ai rien répondu et j'ai fait "la fille qui comprend pas", mais j'ai été bouleversée que mon histoire se voit d'une manière ou d'une autre dans mon comportement.
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Z
C'est très dur de lire tout ça, résumé de cette manière... à mon avis, il a du te falloir beaucoup de courage et pour supporter tout ça, et pour le raconter, l'écrire. <br /> <br /> Quand tu racontes que tu as passé une nuit, seule dans la voiture, ça a du vraiment être angoissant ! rien qu'en le lisant, j'en avais des frissons !<br /> <br /> En tous les cas, ta psy a raison, tu peux vraiment être fière de toi !!
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A
Ah oui je m'en souviens de ce fameux mariage ! Non justement c'était du côté de mon père ! Ma famille maternelle se fait pas trop mousser, les mariages sont plutôt sobres :) Oui j'imagine que ton conjoint (j'ai mis du temps à trouver le mot, "copain" ça fait pas sérieux :)) a dû tomber de haut pour son ex femme.
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