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Après l'averse
12 mars 2018

# 5

Elle a commencé sa scolarité en débarquant dans une école dont elle ne comprenait pas la langue. Elle a été catapultée à l'école maternelle sans savoir parler français. Sans savoir ce qu'est le français. Sans savoir ce qu'est la France. Le comble de l'ironie est qu'elle en avait la nationalité. Être française sans le savoir. Pourtant, ses deux grandes personnes parlaient français couramment. Mais pas à la maison. A la maison, on respecte les traditions. A la maison, on regrette, on recrée pour ne pas oublier. A la maison, seule la Sainte Russie prévaut. Seul le russe est accepté pour communiquer. Le français, c'est pour saluer les voisins, faire les courses, acheter un ticket de métro, s'occuper de la paperasse et travailler. C'est à dire que, concrètement, quand on est enfant, il n'y a aucune raison de savoir parler français. Le français est utilisé pour parler avec les Français. Le monde extérieur. Le monde étranger. Les autres. Ceux qui les ont accueillis mais qui ne les comprennent pas. Ceux qui sont étrangers à leur propre monde. Ce qui est inconnu quand on a 3 ou 4 ans. Sa maîtresse l'appelait la sale petite étrangère. L'ironie du sort, c'est qu'elle s'appelait Madame Ben Soussan, Ben Saïd ou Ben quelque chose d’autre. Elle a compris vers l'âge de 20 ans que Madame Ben Soussan avait été, au mieux, une maîtresse d’école dotée d'un sens de l'humour douteux, au pire, une maîtresse d’école qui se foutait vraiment de la gueule du monde. Des décennies après, Madame Ben Soussan reste un souvenir vivace.

La nourriture était russe. Les livres étaient russes. Les librairies étaient russes. Les conversations étaient russes. Le thé était russe. Les icônes accrochées aux murs étaient russes. L’église était russe. L’école du jeudi, où on allait en guise de centre aéré, était russe. Les amis étaient russes. Les vacances d’été étaient passées entre Russes. Les scouts étaient russes. Le plus drôle, le fin du fin, le nec plus ultra : la littérature française était traduite en russe. Victor Hugo se lisait dans la langue de Pouchkine. Alors que l’édition originale était parfaitement lisible et compréhensible par les grandes personnes. Mais il fallait recréer ce qui n’existait plus. Il fallait pleurer le passé. Il fallait se remémorer. La vie quotidienne était un travail de mémoire infinie. Le deuil ne se faisait pas.

Je ne sais pas s’ils parlaient français avec un accent ou non. J’ai tout entendu. Des « Oui, ils avaient un petit quelque chose, on entendait un léger r roulé et un léger chuintement lorsque tes grands-parents parlaient » et, à l’inverse, des « Pas du tout, aucun accent, ils parlaient français comme toi et moi ». Je n’ai aucun souvenir audible d’eux. Des photos, des écrits. Aucun son. Je crois me souvenir qu’il s’adressait à moi en russe. L’inverse aurait été hautement improbable. J’étais encore un bébé. Je me souviens de lui comme d’une personne me serrant très fortement contre lui, pour ne pas que je tombe de ses genoux. J’ai le souvenir de lui me disant, vraisemblablement en russe, quelque chose comme : « Tu es une petite fille très intelligente, quelle joie d’être ton grand-père ». Je n’ai aucun moyen de savoir si mon cerveau a imaginé cette phrase de toute pièce, ou s’il l’a réellement prononcée de son vivant, devant moi. Des années après, une phrase similaire est revenue. Un jour, je suis tombée sur une photo de famille. Tout le monde l’entourait, tout le monde était placé par ordre croissant, en rang d’oignon. Il était le patriarche. Le regard fixe éternisé par l’objectif, le menton fièrement levé, l’air impassible. Fier comme un coq en pâte. Droit comme un i. La petite dernière trônait sur ses genoux, bien serrée contre lui, protégée d’une éventuelle chute par une paire de bras croisés. La petite dernière, c’est moi.

Quand il est entré dans sa vie, quand ils ont décidé de construire quelque chose ensemble, il a été accueilli comme du poisson pourri. Il était un poisson pourri. Seule la fratrie a accepté de l’accueillir en lui parlant français. Le patriarche et la matriarche, puisqu’il y avait un standing à tenir envers la Sainte Russie, lui adressaient la parole exclusivement en russe. Le pauvre étant franco-français de France française se trouvait bien en peine pour pouvoir communiquer avec ses futurs beaux-parents. Il a eu l’intelligence d’esprit d’apprendre à dire quelques mots, histoire de bafouiller des politesses en entrant chez eux. Mais les dîners se faisaient, invariablement, dans une langue qui lui était étrangère. Les étrangers le rendaient étranger. On peut trouver la chose ultra violente. Humiliante. Condescendante. Incroyable. Horrible. Je trouve cette histoire à mourir de rire. Quand j’y pense, quand je leur parle dans ma tête, je m’adresse à eux en leur disant « NAN MAIS VOUS ETES SERIEUX LES MECS, MAIS QU’EST-CE QUE VOUS A FAIT MON PAUVRE PAPA POUR QUE VOUS LUI FASSIEZ UN ACCUEIL TRIOMPHAL DE LA SORTE ?! FRANCHEMENT VOUS ETES VRAIMENT GRAVOS, QUELLE BANDE DE BRAS CASSES DU CERVEAU RAMOLLI » D’une certaine manière, je les comprends tout à fait. D’une certaine manière, je pense qu’ils ne pouvaient pas faire autrement. Elle a été la seule à ne pas choisir un mec comme eux. Elle a été la seule à vouloir un mec qui ne connaisse pas l’église russe, la nourriture russe, l’école russe du jeudi, les amis russes, le thé russe, le scoutisme russe, le Russe et la Russie. Ils ont été ce qu’on appelle un couple mixte. C’était une question de survie. C’était une question identitaire. C’était une question d’adaptation, d’appartenance, d’intégration. Pour eux, c’était un affront, une lubie, une connerie, une folie, un rejet, une honte, un camouflet, une insulte. Notre fille épouse un Français. Notre fille a accessoirement la nationalité française, ainsi que nous-mêmes, mais c’est un détail grotesque causé par les horreurs du XXe siècle. On est Russe avant tout. Français seulement sur le papier. Il n’a jamais été aimé. Il n’a jamais été apprécié. Paradoxalement, incroyablement, je n’ai jamais été rejetée. Je n’ai jamais été mal vue ou mal perçue. J’étais peut-être la fille de mon père, mais j’étais surtout la fille de ma mère. J’étais une petite princesse à qui on s’adressait en russe pour répondre à mes babils. Le mariage n’a pas duré longtemps, mais c’est une autre histoire. Sans rapport avec la Russie. Ce n’est pas elle la cause de leur divorce. Parmi celles et ceux de ma génération, je fais partie des rares à ne pas fréquenter un être aimé russophone et/ou étant de confession orthodoxe et/ou ayant une histoire familiale russe. Mon mec connaît autant la Russie que je connais Zanzibar. C’est pour lui un lointain pays dirigé par un dictateur à tête de loup complètement marteau, où il fait atrocement froid l’hiver et où les habitants postent sur internet des vidéos profondément stupides en raison d’une trop grande consommation de vodka. On m’a souvent dit que je suis le portrait de ma mère. Et c’est très bien comme ça. C’est très bien que comme mon père, il n’y connaisse rien. Pour moi, à mes yeux, sortir avec un mec plus ou moins russe reviendrait à ne pas avoir fait le deuil de son histoire familiale. Ou, dit encore plus crument, à ravaler son vomi. J’essaie de digérer l’histoire de ma famille. J’essaie de m’en détacher. L’accepter, l’étreindre, la regarder en face, puis la laisser partir. J’ai longtemps regretté et pleuré des souvenirs, des moments qui ne m’appartiennent pas. Je fais le deuil de pertes qui me sont inconnues. Je me décharge de ces fameuses valises qui ne sont pas miennes. Je les laisse sur le quai, je monte dans le train et je fais coucou par la fenêtre à ceux qui restent debout le long de la voie. Je les salue respectueusement, mais j’ai décidé de changer d’air. Une fois, parce que c’était important pour moi, j’ai demandé à Monsieur de venir avec moi à l’église russe. Pour qu’il puisse voir ce qu’est la religion orthodoxe. Pour qu’il puisse comprendre. J’ai une tête, un nom et des papiers français. Mais c’est plus subtil que ça. Les problèmes identitaires ont toujours été très subtils dans ma famille.

Chaque croix de baptême a son verso inscrit de trois mots russes, qui signifient « Sauve et protège ». Porter, avoir une croix de baptême revient à être sauvé et protégé. La mienne est au fond d’un tiroir. Je ne suis pas de ceux qui portent un signe religieux. Beaucoup de membres de ma famille la portent en permanence. Même sous la douche. J’ai un rapport à la foi très particulier. Je ne sais pas si je suis agnostique ou si je crois en Dieu. J'oscille suivant mon humeur. Je n’arrive pas à savoir. Je ne respecte pas les dogmes qui n’ont aucun sens à mes yeux. Je ne fais pas le carême. Je ne jeûne pas. Je n’ai rien à confesser. Je vais à l'église uniquement pour célébrer les mariages et les décès. J'évite les baptêmes, car, dans ma hiérarchie mentale, c'est bien moins important que célébrer l'amour d'un couple ou dire adieu à quelqu'un. J'ai le temps d'aller aux mariages et aux enterrements, mais moins aux baptêmes. J’évite autant que possible de mettre les pieds dans une église, pour justement ne pas être entourée de fins de races qui ont des problèmes de digestion. En 2018, l’allégeance à la Sainte Russie me fatigue un peu. C’est quand même 101 ans après la Révolution. Ca commence à faire long. La seule chose que je fais, c’est prier pour nos morts. Mais ça s’arrête là. Il n’y aura pas de mariage religieux. Il n’y aura pas d’appartement béni. Il n’y aura pas d’enfant baptisé. Il n’y aura rien de tout ça. Ma mère a accouché avec une icône de la Vierge posée à ses côtés. Sa mère n’était plus là pour l’accompagner dans la maternité. Alors Sauve et protège.

Quand on voyage, quand on part loin, il faut respecter un rite pour être sauvé et protégé. Il faut s’asseoir quelques instants, plusieurs minutes, en silence. Rester immobile sur une chaise. Puis se lever et partir. Je n’ai jamais su ce qu’il fallait penser, ni même s’il fallait penser à quelque chose, ou au contraire être dans un état méditatif et accueillir le néant cérébral les bras ouverts. J’ai voyagé récemment. J’étais presque à l’autre bout du monde. Elle n’a pas pu m’accompagner à l’aéroport, j’y suis allée en Uber. Elle a tenu à me rappeler, le matin en partant au travail « Tout à l’heure, tu penseras bien à faire ce qu’il faut faire avant de voyager. » J’ai appelé ma mère quelques minutes après. Il était encore une heure décente en France. Je lui ai demandé à quoi on pense quand on s’assoit. S’il faut réciter le Notre Père, le Credo, penser au voyage, bénir le pilote et le copilote, invoquer son ange gardien ou sa sainte patronne, rendre hommage à ses morts, penser à la maison qu’on quitte ou, au contraire, à celle qui nous attend, ou bien, penser à rien du tout. Elle m’a dit « Tu penses à ce que tu veux. » Ce n’était pas vraiment aidant. J’ai passé toute la journée à me promener une dernière fois dans ce pays si particulier, je suis rentrée chez elle, j’ai vérifié une dernière fois l’emplacement de mon passeport, j’ai commandé un Uber, j’ai vérifié que les volets étaient bien fermés, j’ai refermé la porte derrière moi, j’ai mis la clef dans la boîte aux lettres et je suis montée dans la voiture. En oubliant de m’être assise. En oubliant de faire en sorte d’être sauvée et protégée. Je m’en suis rendue compte à l’aéroport. Un immense « MERDE » est sorti tout seul. Quand on voyage à plusieurs, je n’ai pas à y penser, car tout le monde le fait ensemble. Mais quand je voyage seule, je l’oublie tout le temps. Je me suis précipitée vers le premier siège libre dans mon champ de vision et je me suis assise, immobile, le regard fixe, sans rien faire. La personne à mes côtés m’a regardée un peu bizarrement. Un peu plus loin, j’ai vu un homme faire ses prières devant la porte d’embarquement. Ce n’était pas la même religion que la mienne, mais j’ai parfaitement compris l’idée. Pour les petits voyages en train, on s’en fout un peu, mais quand il est question de faire plusieurs milliers de kilomètres dans les airs, on ne déconne pas avec Sauve et protège. Elle m’a écrit plusieurs lettres, lorsque j’étais enfant, disant entre autres, au mot près « Que Dieu te garde. Que ton ange gardien et ta sainte patronne veillent sur toi. Que Dieu soit avec toi. » Elles sont rangées au fond d’un tiroir. D’une certaine manière, ce sont des porte-bonheurs. C’est exactement comme ma croix de baptême et mes icônes : ça ne sert pas à grand-chose, c’est recouvert de poussière, c’est dans les entrailles de mon bordel, mais par principe, je les conserverai toute ma vie. Par principe, je mourrai avec Sauve et protège dans les parages. Avant sa mort, quand c’était vraiment la fin, je lui ai demandé si elle avait envie qu’on appelle un prêtre, orthodoxe ou non orthodoxe. Elle aimait avoir le choix. Elle accordait beaucoup d’importance au choix. Je lui ai dit qu’on pouvait faire du tutti frutti, un orthodoxe ou n’importe qui d’autre, à sa convenance, on n’est pas sectaire ici, mais que je voulais savoir si elle avait besoin de quelqu’un ou quelque chose avant de mourir. Elle a fait non de la tête. J’ai compris qu’elle était parfaitement à l’aise dans ses baskets, droite dans ses bottes, prête à mourir. Elle a juste eu droit à la prière des morts une fois que tout était terminé. J’imagine la même chose pour moi. Je n’ai jamais compris le concept de confession. Un jour, il y a longtemps, elle m’avait dit que pour baptiser quelqu’un, il suffisait juste de faire sur la personne le signe de croix avec de la flotte et de dire « Je te baptise Au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit, Amen. » Elle m’avait précisé que le Perrier ou l’eau du robinet pouvait très bien faire l’affaire, qu'on se débrouille avec ce qu'on a sous la main. Je lui avais répondu que je n’avais pas à savoir ça, car cela ne me concernait pas, car je ne suis pas un prêtre mais surtout une femme, que les femmes ne baptisent pas, que les laïcs ne baptisent pas, donc je ne baptiserai doublement pas, qu’on ne baptise pas dans le métro ou à la Fnac, qu’il y a tout un cérémoniel, toute une procédure qui ne me concerne pas, et que je me fous un peu de savoir baptiser avec un Perrier citron ou de la Cristalline. Elle m’a répondu un magnifique « On ne sait jamais ce qui peut arriver dans la vie » qui m’a autant donné envie de pleurer que foutu des frissons le long de la colonne vertébrale. Je lui ai répondu que son « On ne sait jamais ce qui peut arriver dans la vie » n’était pas valable, que je n’allais vraisemblablement pas me trouver au front, que personne n’allait faire une crise cardiaque sous mes yeux, et que, QUAND BIEN MÊME, si un jour au cours de ma vie quelqu’un me meurt sur la gueule, il pensera d’abord à dire « Préviens ma femme » plutôt que « Baptise-moi ». Elle m’a re-répondu « On ne sait jamais. » Je suis allée voir sa sœur en lui disant qu’elle était complètement maboule. La sœur, pareillement maboule, a affirmé que « Si elle t’a dit ça, c’est qu’elle avait ses raisons, de toutes façons on ne sait jamais, elle a bien raison, on ne sait jamais. » J’ai longtemps vécu avec ce on ne sait jamais au-dessus de ma tête. Et puis, un jour, j’ai décidé que c’était inutile de craindre quelque chose qui n’arrivera vraisemblablement jamais et que, au pire, au pire du pire, au pire du pire du pire, « Je te baptise au Nom du Père, du Fils et du Saint Esprit, Amen » n’est pas bien sorcier à retenir. Ca sortira tout seul si ça doit sortir un jour. J’éclate de rire autant que je serre les dents en visualisant la scène.

Ils parlaient tous russe entre eux. Ils lui parlaient russe quand j’étais dans son ventre. Ils lui parlaient russe quand j’étais à ses côtés. Je ne me souviens plus s’ils me faisaient gouzigouzi en russe ou en français. Elle me berçait en russe. Elle me chantait des comptines en russe. Elle me lisait des livres russes en les traduisant simultanément en français. Cela donnait lieu à des tournures de phrases assez étranges. Le livre est toujours là. A moitié dépiauté, en partie re-scotché, mais toujours là. Elle refusait de me parler en russe. Elle s’obstinait à me parler uniquement, tout le temps, exclusivement en français. Mais tout le reste de l’univers, l’univers des grandes personnes de ma famille, l’univers de ceux parlant à ma maman était en russe. Dans la rue, on parlait français. On s’adressait à moi en français. Mais on lui parlait en russe à elle. J’étais une plante verte. Exactement comme mon papa. Pourtant, je crois que je comprenais. Je crois que je répondais à tout en français. Je crois que je m’immisçais dans les conversations, je crois que je demandais à ma mère de me traduire, je crois que je boudais, que je rouspétais, que j’entrais dans une colère noire car on ne me parlait pas russe. Et quand on me parlait russe et que je répondais en français, on m’engueulait en disant que je ne faisais pas d’efforts.

Un jour, ma mère m’a dit « Je t’aime trop pour parler russe avec toi. Je t’aime et on parle en français. »

Je la suppliais pour l’apprendre. J’avais un cahier Chipie format A3. Je lui ai demandé de me recopier chaque lettre en majuscule et en minuscule, pour que je m’entraîne à les tracer. Promis, vraiment, c’est la seule chose que je te demande. Promis, je ne t’embêterai plus avec ça. J’étais allée fouiner en cachette dans les dossiers du chœur de l’église russe. Les partitions et d’autres documents étaient rangés dans des classeurs, dont chaque tranche était annotée d’une écriture en pattes de mouche. En russe. J’ai regardé ces classeurs à plusieurs reprises. Longtemps. Seule. Une fois que l’office religieux était terminé, quand tout le monde se faisait la bise pour savoir comment ça allait. J’ai demandé à quelqu’un de me lire une phrase à haute voix, de manière lente et distincte. J’ai enregistré les sons dans ma tête. J’ai photographié mentalement les lettres, qui de toute façon étaient dans mon cahier Chipie A3. Je savais déjà parfaitement lire, donc l’exercice était un peu fastidieux, mais pas impossible. C’était juste de la gymnastique cérébrale. Un jour, j’ai pris une feuille A4 aimantée sur le frigo d’un membre de ma famille. J’ai ânonné devant tout le monde ce qui y était écrit. Personne n’a réagi. Personne n’a rien dit. C’est normal de savoir lire. C’est la base. On ne va pas la féliciter pour si peu. J’ai appris à lire le russe toute seule, comme une grande, à l’école primaire, mais personne n’y voyait rien d’extraordinaire. Je suis la seule à m’en souvenir. Je suis la seule à trouver l’anecdote marquante et, surtout, révélatrice.

Parce qu’elle avait de grandes espérances à mon égard, parce que j’étais, à ses yeux, promises à un brillant avenir, il fallait que je sois dans un collège excellent. Le collège du coin, qui était tout à fait acceptable, n’était pas suffisant. L’acceptable n’est pas suffisant. Seule l’excellence compte. Il a fallu trouver un stratagème pour expliquer pourquoi le collège du coin n’était pas un choix possible. Alors on a trouvé : j’étudierai le russe en première langue. C’était un deal parfait. J’arrêterais de faire chier le monde avec mon cahier Chipie A3 que je trimballais partout, j’aurais des cours dignes de ce nom, des vrais cours de russe, donnés par un vrai enseignant, et pas des informations glanées ici et là, quémandées après l’office religieux, et puis de toute façon, ma chérie, je ne comprends pas, pourquoi tu ne demandes pas à ta maman de t’apprendre le russe ? Pourquoi tu regardes les classeurs du chef de chœur rangés dans le coin ? Vraiment, ça serait plus pratique pour tout le monde si tu parlais russe avec Maman. Tu sais très bien que Maman parle parfaitement russe. Tu sais très bien que c’est sa langue maternelle, alors à quoi bon farfouiller ici ? Soudain, il était acceptable aux yeux de ma mère que je m’intéresse au russe. C’est le collège qui a tout changé. La prof n’était pas dupe. D’une part, le monde est tellement petit que tout le monde se connaît : elle me demandait de temps en temps comment allait telle personne de ma famille. D’autre part, elle avait appris, je ne sais comment, que ma mère faisait partie du milieu. Elle croyait, à tort, que j’avais des cours particuliers à la maison. Grave erreur. Quand je n’étais pas sûre d’un exercice, quand je pensais avoir mal compris une leçon, ma mère ne m’était d’aucune aide. Ma mère était incapable de m’aider, puisque ma mère m’aimait trop pour me parler en russe. L’anglais, il n’y avait pas de problème, le latin et le grec, cela remontait à trop loin pour qu’elle puisse me donner un réel coup de main, mais le russe, c’était tout bonnement impossible. Ca s’est tout de même terminé, un jour, par une prof particulière venant chez moi durant plusieurs heures, pour vérifier quelques points précis qui m’étaient assez obscurs. Il lui était impossible de faire autrement. Il lui était impossible de me parler russe. Il lui est toujours impossible de me parler russe. Je la vois l’écrire, je la vois le lire, je l’entends le parler au téléphone. Mais aucun de ces moments n’est partagé avec moi. Elle m’aime trop pour me parler russe. On peut avoir une soudaine lubie d’anglais et se mettre à jacasser dans la langue de Shakespeare, comme ça, pour rigoler. Rien de plus exotique, rien de plus oriental.

J’en fais un blocage. Le seul endroit où j’ai réussi à parler et écrire convenablement russe était entre les quatre murs du collège, puis du lycée. Ailleurs, je n’y arrive pas. Je m’interdis de le parler et de le comprendre, puisque personne ne s’est directement adressé à moi dans cette langue. Parfois, je rêve en russe. Je rêve beaucoup en russe lorsque je suis en Russie. Mais je me force à leur parler anglais. Je ne sais faire autrement. Parfois, quand je suis en France, des mots russes apparaissent dans mon esprit, au milieu de nulle part, dans les moments qui ne servent à rien. Dans le métro. Au milieu d’une file d’attente. En préparant mon repas. J’ai plein de dictionnaires français-russe et russe-français à portée de main. Ce sont parfois des mots du quotidien, d’autres fois des mots très recherchés. Si je ne suis pas chez moi, j’essaie de me souvenir phonétiquement de ce que j’ai entendu, et je me plonge avec précipitation dans un dictionnaire en rentrant chez moi. Une fois, c’était le mot signifiant « miraculeux » ou « miracle », je ne sais plus, qui a fait pop dans mon cerveau. J’y ai vu un signe. J’aime bien voir des signes. Je n’ai aucune explication rationnelle. Je ne sais pas s’il s’agit de restes de conversations entendues quand j’étais bébé et petite fille. Je ne sais pas s’il s’agit de blagounettes faites par mes morts, pour me faire comprendre que, vraiment, ça serait bien de s’y remettre, quel dommage d’avoir tout perdu alors que tu te débrouillais bien au lycée, et puis, quand même, il ne faut pas nous oublier. Je ne sais pas.

Il y a quelques années, des amis de ma famille sont venus séjourner en France. Elle parlait russe, anglais et français. Je ne me souviens plus si son français était parfait ou ponctué de silences et d’hésitations, mais je me souviens très bien avoir parlé français avec elle. Lui parlait uniquement russe, mais comprenait l’anglais. J’ai beaucoup parlé avec lui. On a parlé de nos goûts respectifs en matière de livres. Je me souviens lui avoir dit que j’étais absolument navrée de ne pas savoir parler russe, que j’en avais honte, mais que c’était comme ça. Je ne sais plus si j’ai prononcé cette phrase en russe ou en anglais. Il est tout à fait possible que j’ai dit ces quelques mots en russe, car, comble de l’ironie, je connais très bien les mots pour désigner la déception, la honte et la tristesse. J’ai passé le reste de la journée à parler avec lui en anglais, tandis qu’il me répondait en russe. A la fin de la journée, il m’a regardée droit dans les yeux, en prononçant cette phrase « Tu sais parler russe. Tu as tout compris. On a passé la journée à parler ensemble. On a passé la journée à parler ensemble, toi en anglais, moi en russe. Je ne parle pas anglais par fainéantise, car j’ai passé l’âge d’apprendre une langue, mais au fond, je connais l’anglais. Et toi, je te promets que tu parles russe. Tu t’interdis de le parler. Mais tu le parles. Comment peux-tu expliquer le fait que nous ayons discuté toute la journée ? » Je lui ai dit qu’on avait juste parlé de bouquins, et que les noms propres sont audiblement reconnaissables dans n’importe quelle langue. Zola, ça se prononce pareillement en russe, turc ou japonais. J’ai persisté dans ma méconnaissance du russe. Il en était navré. Il a voulu poursuivre, il a voulu me convaincre, il a terminé par un « Admet au moins que tu le comprends parfaitement. » Je ne l’ai jamais admis. Je ne l’admets pas.

J’en ai parlé avec elle lors de mon récent voyage. Elle parle uniquement russe et anglais. Pas un mot de français. Je lui ai dit lors d’un dîner regretter amèrement de ne pas savoir parler russe. D’avoir un niveau ras des paquerettes voire bébé cadum. Un « Well, we can practice right now if you want. » m’a laissée sans voix. Je l’ai beaucoup écoutée. Je me suis laissée bercée par sa voix. C’est une langue qui me berce. C’est la langue dans laquelle ma maman me chantait des comptines pour m’endormir. Je répondais par des petites phrases. Je l’écoutais me raconter des histoires de famille, certaines connues, d’autres inédites, et je ponctuais par des timides « Mais, c’est sa fille qui a dit ça ? », « Tu as dit qu’il est parti, c’est vrai ? » « Je ne comprends pas, répète s’il te plaît. » Elle me félicitait à chaque phrase, comme si j’avais 4 ans et demi. Comme si je lui présentais fièrement un gribouillage venant du fond du cœur. Elle m’a dit que je suis extrêmement dure avec moi, extrêmement exigeante, que je le comprends parfaitement, qu’il me suffit de le pratiquer, de me remettre à le lire, de me remettre à l’écrire, de me remettre à le parler. Elle m’a dit « yapluka ». Ca fait des années que, chaque 1er janvier, j’essaie de me promettre que cette année sera la bonne pour le retour du russe. 2018 est loin d’être terminé, mais j’ai tout de même des doutes. Je n’ai pas encore le déclic. J’ai des tonnes de bonnes excuses, toutes plus merdiques les unes que les autres. J’ai été entièrement d’accord avec elle lorsqu’elle a affirmé que « Tu n’es pas ta mère. Tu n’es pas comme elle. Tu fais tes propres choix. Alors tu peux décider de te remettre au russe. Ce n’est pas si difficile que ça. C’est juste un problème dans ta tête, mais tu peux y arriver. » Cette année, j’ai décidé d’arriver à apprendre à conduire. C’est tout un poème. Je prends le bidule à bras le corps, je me fais violence, alors que ce n’est pas gagné. J’ai décidé de me ménager, en m’imposant le russe pour une prochaine fois. Je ne sais pas encore si c’est une excuse merdique, ou si j’y arriverai un jour. C’est plus subtil qu’une question de volonté. Ce n’est pas qu’une question de volonté. C’est une question de famille. C’est une question d’identité. C’est une question d’histoire. C’est une question de vie.

Je fais souvent des rêves. Ils sont signifiants à mes yeux. Je n’ai aucune preuve me permettant de soutenir mordicus qu’il s’agit de conversations échangées véritablement avec des personnes connues autrefois. Pourtant j’y crois. Au fond de moi, je sais que c’est ça. Un jour, une nuit, j’ai rêvé de mes grands-parents. J’avais l’âge d’aujourd’hui. Je leur rendais visite. J’allais prendre un thé russe chez eux, avec leurs photos russes accrochées aux murs de leur appartement français à côté des livres russes posés sur leurs étagères françaises. Je buvais mon thé russe à leurs côtés, assise sur une chaise vraisemblablement française. Ils m’ont regardée avec un regard immensément bienveillant. Ils se sont adressés à moi, peu importe s’il s’agissait du russe ou du français, en disant précisément « Regarde-toi. Tu ne peux savoir à quel point nous t’aimons. Tu es une vraie française, une belle jeune femme française, avec un visage français, des manières françaises, un caractère français, un esprit français, une voix française. Et tu ne nous oublies pas, et tu n’oublies rien. Quel bonheur, quelle joie de t’avoir. Nous sommes toujours à tes côtés, nous sommes avec toi de jour comme de nuit et nous sommes fiers de toi. Nos malheurs ne sont pas les tiens. Les malheurs du passé ne t’appartiennent pas. Seule ta vie t’appartient. »

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Commentaires
A
Je me souviens de ton arrière grand-père ! Pour ma famille, le nœud du problème est le fait d'avoir quitté un pays en pleine guerre civile et d'avoir fait partie des têtes à abattre. Je pense que ça doit rendre complètement maboul d'être une cible de choix dans son propre pays. J'en parle pas dans mon texte, mais j'ai un de mes ancêtres qui a été la cible d'un attentat. Je ne sais plus s'il est mort d'une bombe artisanale ou d'un coup de feu, mais on l'attendait bien sagement pour le descendre personnellement. Ça m'a toujours traumatisée d'avoir quelqu'un de ma famille pris pour cible, même si c'était au siècle dernier ça me rend assez malade. Pour le fait d'être de la 2e génération, figure toi que je ne sais pas trop... Je n'ai jamais réussi à savoir si j'étais la 2e ou 3e génération. Mon grand-père est né en France juste après que ses parents soient arrivés. Je n'ai jamais su si mon arrière grand mère était enceinte en Russie ou en France. Mais en gros ils sont arrivés à Paris et hop, un bébé. Pour ma grand-mère c'est un roman de gare. Elle est née en Russie, planquée, pendant l'exode (ses parents traversaient déjà la Russie discretos pour ne pas se faire choper, ils avaient déjà tout abandonné). Elle est arrivée en France vers l'âge de 2 ans. Elle a passé les deux premières années de sa vie en tant que migrante en Europe, ils ont littéralement fait le tour de l'Europe dans des conditions très dures. Ma grand-mère était apatride (j'ai les papiers chez moi et chaque fois que je les regarde j'ai envie de pleurer), je ne sais pas si elle n'a pas pu être enregistrée à la naissance ou si on ne l'a pas enregistrée pour se protéger. Je ne sais pas si elle est née dans une étable en mode Jésus ou si sa mère a réussi à avoir un accouchement convenable. Ça m'a toujours fendu le cœur son histoire. Donc historiquement, je suis de la 3e génération. Mais parfois j'ai l'impression d'être la 2e. Je ne sais pas trop.
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D
C'est étrange de voir comme les personnes immigrées ne vivent pas leur exil de la même façon : mon arrière grand-père était italien ; il a épousé une française (parce qu'ils ont eu un garçon ; il l'avait prévenue que si c'était une fille il ne reviendrait pas). Bref une fois en France il a tellement voulu s'intégrer qu'il parlait exclusivement français chez lui. Du coup mon grand-père, bien qu'étant franco-italien, ne parlait pas la langue italienne. Après, peut être que les choses auraient été différentes s'il avait épousé une italienne.<br /> <br /> Bref pour en revenir à ta famille à toi, on ressent très bien que tes grands parents ont été arrachés à leurs racines ; ton blocage est clairement lié à ce passé douloureux. Ta mère, bien que baignée toute entière dans la culture russe, a amorcé le commencement pour tourner la page. Tu poursuis le "travail" ; d'ailleurs je pense que le métier que tu as choisi n'est pas un hasard. Il ne faut pas oublier que tu n'es seulement que la deuxième génération après ces gens qui ont tant souffert, donc c'est normal que ce soit lourd.
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