Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Après l'averse
5 mai 2018

# 8

J'ai reçu une lettre de Liouba ces derniers jours. C'est une longue histoire. Liouba, c'est le diminutif de Lioubov. Cela veut dire amour en russe. Accessoirement, c'est un prénom. En vrai, Liouba ne se prénomme pas ainsi, mais je préfère l'appeler Liouba ici. Accessoirement, cela lui va très bien.

Liouba, pour être la plus exacte possible, c'est la cousine germaine de mon grand-père. Liouba est née dans les années 1930. Liouba a eu, comme l'ensemble de sa génération, une vie digne d'un roman. Liouba, c'est donc l'une de mes grandes-tantes russes. C'est surtout la grand-mère que je me suis appropriée, comme je suis à ses yeux l'une de ses petites-filles, même si, sur le papier, au premier abord, nos liens familiaux sont un légèrement plus compliqués. 

J'ai toujours entendu parler d'elle, de sa jumelle, des autres membres de cette branche de ma famille. J'ai toujours eu connaissance de son existence. Au départ, on me parlait d'elle comme d'une personne désincarnée, vivant très loin, que je ne rencontrerai probablement jamais. Les rares photos de Liouba représentaient une femme d'une autre époque, avec des vêtements d'un autre temps, dans un décor qui m'était inconnu. L'URSS m'a toujours semblée obscure. Au sens propre comme au sens figuré. C'étaient uniquement des photos jaunies, me permettant de reconnaître plusieurs membres de ma famille, dont Liouba, qui m'étaient à la fois totalement étrangers et étonnamment familiers. On me racontait des anecdotes personnelles, voire intimes, sur plusieurs individus dont je partageais le sang, mais dont je ne connaissais pas même la voix, l'écriture ou la démarche. Cela m'a toujours semblé bizarre. Cela m'a toujours fait de la peine. Ils m'ont toujours manqué, toute ma vie. Ressentir le manque d'inconnus a toujours été quelque chose de bizarre. Leur absence était présente. Leur éloignement était palpable. Le très lointain m’était familier. D'une certaine manière, dans un certain sens, je crois que je peux percevoir certaines sortes de sentiments vécus par des enfants adoptés ou nés sous X. Il y a des choses qui me semblent similaires. Le manque. L'interrogation. L'inconnu. L'attente. L’absence. Le lointain. Le jamais. L’espoir du peut-être.

Je ne parlerai pas aujourd'hui des retrouvailles de ma famille vivant en France avec ma famille vivant en Russie. Je le ferai sans doute ici, une prochaine fois. Ça mérite un article à part entière. Pour dresser le tableau en quelques mots, c'était rocambolesque, pendant les années 1960, en pleine Guerre froide. Liouba et les autres sont arrivés dans la vie des Français il y a environ 50 ans. Ils se sont retrouvés à cette époque, alors que c'était tout sauf facile. Il faut savoir qu'à un certain temps, en URSS, on pouvait vivre au mieux des interrogatoires musclés, au pire aller en camp de concentration et/ou se faire fusiller, pour le simple fait d'avoir des membres de sa famille vivant en Occident. Ca donne une vague idée de l'ambiance. C'est suffisant pour dresser le tableau. C'est suffisant pour comprendre le bordel de la chose. Avoir des membres de sa famille vivant hors de l’URSS pouvait faire de soi un traître à la nation, un parasite, une cible à abattre. Alors on fermait les yeux sur son arbre généalogique, on taisait sa famille, on oubliait jusqu’aux prénoms des êtres aimés. On ne se souvenait de rien ni de personne, on réinventait son histoire, on sauvait sa peau en effaçant les souvenirs des siens. On éradiquait un pan entier de son existence, uniquement pour survivre. L’identité, les racines, l’entourage n’étaient rien. On était seul. Cours pour ta vie. Marche ou crève. Chacun sa croix et Dieu pour tous.

J’ai toujours rêvé de rencontrer Liouba et les autres. J’ai mis du temps à le projeter, à le verbaliser, à l’imaginer. J’ai mis du temps à comprendre que je pourrais, un jour, sans doute les voir. J’ai mis du temps à comprendre que maintenant, ce n’est plus comme avant. Il suffit juste d’avoir un passeport, un visa (l’obtention d’un visa russe méritant à elle seule un texte entier), un peu de sous pour se payer un billet d’avion et beaucoup de temps pour séjourner suffisamment longtemps afin de rencontrer tout le monde. En somme, rien d’impossible. Juste une question de temps, de budget et de patience.

Il faut savoir que, dans ma famille, les Russes de Russie ne se déplacent pas. Les Russes de Russie ne vont nulle part, sauf en Russie. C’est aux Russes de France de se bouger les fesses. Ma tante Katia était encore en vie (on va l’appeler Katia, mais vous avez compris que ce n’est pas son vrai prénom), elle a pris sa plus belle plume, a envoyé pour moi deux trois mails à deux trois Russes de Russie, en disant en substance « Salut les chéris, l’Averse veut tous vous voir, chez qui peut-elle crécher et pour combien de temps ? Elle est gentille, elle ne prend pas de place, elle parle comme ci comme ça, mais vous verrez, elle sait se faire comprendre et est vraiment gentille. »

J’y suis allée. J’étais déjà allée à St Pétersbourg, mais jamais à Moscou. J’ai aussi de la famille à St Pétersbourg, mais c’est une sombre histoire d’une complexité romanesque, aussi, ça sera peut-être, un jour, pour une prochaine fois. Je sors de l’aéroport de Moscou. Je connais précisément le visage de la tante qui m’attend. Pas Lioubov, une autre, plus jeune, Lara, 60 ans et quelques, la femme du fils de la jumelle de Liouba (courage pour les méandres généalogiques). Lara m’attend, Lara me parle, Lara me dit quelques heures après mon arrivée « Tu n’as pas changé d’un poil, je t’ai vue un après-midi à Paris quand tu avais environ deux ans, à l’époque je voyageais un peu en Occident, tu disais tout le temps non, tu étais une petite fille très affirmée, tu savais précisément ce que tu voulais, et vraiment, oui vraiment, tu n’as pas changé d’un poil. » Les Russes se souviennent de tout. Les Russes voient quelqu’un durant quelques heures et en ont un souvenir suffisamment prégnant pour connaître et reconnaître précisément telle ou telle personne. Mes Russes de Russie aiment reconnaître le fait qu’ils connaissent tout.

Je mourrais de chaud dans l’atmosphère aoûtienne de Moscou. Pas un souffle de vent. De la moiteur, de la chaleur, de la torpeur, des métros avec des sièges qui collent aux fesses, des cheveux collés au visage, des joues rougies, un vrai bonheur, une vraie horreur. Je me nourrissais de pastèques géantes russes, de raviolis sibériens et de miel léché à la petite cuillère. Je ne sais pas si ce sont uniquement mes Russes de Russie qui le font, ou si c’est une coutume de tous les Russes de Russie, mais là-bas, le miel est versé dans une petite coupelle, disposée à côté de la tasse de thé noir comme de l’encre, et on déguste le miel cul sec, comme ça, à la cuillère, sans rien d’autre. On peut même manger du miel sans rien boire à côté. C’est le même principe que le pot de Nutella vidé à la petite cuillère, l’huile de palme en moins.

Je n’ai pas rencontré Liouba tout de suite. Elle se trouvait avec les autres Russes de Russie de son âge au fin fond de la campagne moscovite. En été, on a l’habitude de quitter la torpeur de Moscou pour se mettre au vert. On se rafraichit au loin, près des lacs et/ou des bois. Tout le monde a sa petite maison de vacances. Contrairement à la France, ce n’est pas un signe extérieur de richesse. On peut tirer le diable par la queue et avoir une bicoque en bois de la taille d’une chambre de bonne. C’est en raison du communisme. Le système avait mis en place des sortes de villages de vacances, au bon air, pour respirer l’air pur de la campagne, loin des villes. Les personnes étaient parquées par professions. C’est-à-dire qu’il y avait le village de vacances avec les maisonnettes des médecins, le village de vacances des ouvriers, le village de vacances des professeurs… Plusieurs membres de ma famille exerçaient la même profession, aussi, ils ont réussi à se retrouver dans le même village de vacances. C’est quelque chose d’assez rustique, tout ou presque est en bois. Il n’y a pas de magasins, pas de lieux ouverts au public du type bibliothèque ou autre. Un colporteur ( ?) passe régulièrement pour connaître les besoins des uns et des autres, on transmet la liste de courses, et on récupère les provisions quelques jours plus tard. Ou bien, si on est motivé, on prend sa voiture, on fait un nombre de bornes assez conséquent, pour se rendre à la ville, et là, avec de la chance, la seule et unique supérette possède ce dont on a besoin. Mais ça relève de l’expédition.

Aujourd’hui, les personnes âgées et les jeunes enfants passent tout l’été à la campagne. Ceux qui travaillent restent à Moscou. Les autres partent temporairement, pour respirer l’air pur. Respirer l’air pur est un concept typiquement russe. Je croyais que c’était quelque chose du dix-neuvième siècle ou du tout début du vingtième siècle, ambiance Heidi, tuberculose ou école de plein air, mais non, aujourd’hui encore, en Russie, il est primordial d’aller respirer le bon air pur de la campagne, pour s’oxygéner et se purifier le corps.

Lara m’a dit « On va bientôt aller séjourner à la datcha ». La datcha, c’est cette fameuse maisonnette en bois où l’on vit pendant les congés d’été. Qui dit datcha dit Liouba. La veille du départ, je n’étais pas vraiment dans mon état normal. J’avais cette sensation très étrange d’avoir 14 ans et demi et de compter les heures avant le concert de mon groupe préféré. Cette sensation d’avoir 17 ou 18 ans et d’aller boire un premier verre avec celui ou celle pour qui on pourrait faire n’importe quoi. Cette sensation d’avoir 24 ans et de passer l’entretien pour le job du siècle. J’essayais tant bien que mal de ne pas montrer que j’étais au bord de l’hystérie. J’étais au bord de l’hystérie. Rencontrer tout le monde, pas seulement Lara la femme de mon oncle (qui n’a d’oncle que de nom, si vous suivez le machin). Rencontrer tout le monde mais surtout Liouba. Ma tante Katia (ma vraie tante, la sœur de ma mère, celle qui est morte) adorait Liouba. Elle m’avait dit un jour, lors de nos conversations crypto-mystiques : « J’adore Liouba. Je l’aime très fort. Et comme je t’aime aussi très fort, vous allez vous aimer très fort. C’est mathématique. Tu ne peux qu’adorer Liouba. Liouba ne peut que t’adorer. » Je ne sais pas si son discours m’a directement influencée. Avant cette conversation, je voulais déjà connaître Liouba et, je crois bien que je l’aimais aussi. Les autres aussi me donnaient envie de les rencontrer, mais les autres, ce n’était pas pareil. Ils étaient juste les autres, un pot commun, un melting pot, un tout ensemble disséminé partout sur un arbre généalogique. Ils étaient les autres mais n’étaient pas Liouba.

J’ai fait une insomnie la veille de notre rencontre. Je me souviens avoir tourné comme un tigre en cage, la gorge serrée et les mains moites. Je me souviens avoir fait les cent pas dans ma chambre, en essayant d’être la plus silencieuse possible pour ne pas réveiller les Russes de Russie dormant dans les pièces d’à côté. Je crois même me souvenir avoir pleuré à l’idée de rencontrer Liouba.

On m’avait raconté de nombreuses histoires à son sujet, dont une qui m’avait passablement bouleversée. Pendant la Guerre froide, quand un Soviétique venait en Occident, sa famille était potentiellement prise en otage. C’est-à-dire que seules les personnes ayant une famille pouvaient séjourner temporairement en Occident. On disait au futur voyageur « Vous pouvez y aller, mais seul. Vous ne pouvez pas y aller avec votre famille, votre femme, vos enfants. On garde un œil sur votre famille, on s’assure que tout se passe bien pour elle pendant votre séjour. » Ou, plus exactement : on s’assure que vous allez revenir en URSS, sinon, votre famille, elle n’existera plus. Concrètement, si on était célibataire et sans enfant, il était absolument impossible de quitter le territoire soviétique, pour la simple et bonne raison que l’absence d’attache familiale pouvait permettre à l’individu de fuir le pays pour de bon. C’est la famille qui est prise en otage, de manière subtile et délicate. Tout le monde (ou presque) revenait en URSS. Personne (ou presque) ne prenait le risque de ne jamais revenir, pour ne pas sacrifier les siens. Pour l’écrasante majorité, rêver d’une nouvelle vie à l’Ouest ne justifie pas l’exécution sommaire de sa famille. Une nouvelle vie à l’Ouest ne justifie pas l’envoi de sa famille dans les camps de concentration, pour une durée indéterminée. C’était une prise d’otage rondement menée. C’était très subtil.

Liouba est venue deux ou trois fois en France. Son fils et sa famille étaient gardés bien au chaud par le système. Bien sûr, elle est revenue en URSS. Bien sûr, il s’agissait juste de séjours temporaires en Occident. A son retour en URSS, la vie a continué : tous surveillés mais (presque) tous vivants.

Mon grand-père avait de nombreuses passions dans la vie, dont : combattre le communisme. Mon grand-père était un fervent opposant au régime. Il vivait en France, avait la nationalité française, mais avait tout en haut de son top 10 de rêves inaccessibles : voir la fin du système communiste et, accessoirement, voir la destruction du Rideau de fer et la fin de la Guerre froide. Il a eu une chance inouïe, il est mort suffisamment tardivement pour voir la chute du Mur de Berlin, la chute du bloc soviétique et les balbutiements de l’actuelle Russie. Le jour de la chute du Mur, il a pleuré, ils ont fait la fête, ils ont mangé un immense gâteau commandé à la boulangerie du coin et, je n’en sais rien mais cela ne m’étonnerait pas, je suppose qu’ils se sont saoulés la gueule à la vodka ou au champagne. Je n’étais pas là, je n’étais pas née, mais on me l’a tellement raconté que je m’en souviens à travers leurs souvenirs. Je me souviens à travers leurs souvenirs de la ferveur générale, du bonheur infini, de l’hystérie collective provoqués par la chute du Mur. « Tu ne peux t’imaginer un bonheur plus grandiose. Tu ne peux vivre un événement plus historique. Tu ne peux entendre la clameur générale, les pleurs, les rires, les cris, la stupéfaction, la sidération, l’incrédulité, la vie qui renaît, la lumière qui jaillit, les voix qui commencent à balbutier et qui témoigneront bientôt, quand le reste du monde sera prêt à les entendre, les ténèbres qui ne seront plus. Les ténèbres qui ne seront plus jamais. »

Avant tout ça, quand, là-bas, on se faisait suivre dans la rue par des personnes dont c’était le travail, quand les voisins disparaissaient pendant la nuit, quand on entendait la police d’Etat frapper violemment à la porte alors qu’on était au fond de son lit, quand les familles étaient démembrées, quand l’épaisseur des sous-sols des bâtiments officiels masquait les bruits des balles tirées en pleine nuque, quand on avait peur, quand on se taisait, quand on fermait les yeux, quand on ne savait pas, quand on refusait de savoir, quand on n’avait pas le droit de parler ni même de penser, Liouba est donc partie séjourner quelques semaines en France, pour découvrir qu’un autre monde existe.

Mon grand-père se faisait une joie de voir sa cousine Liouba. Il se faisait une joie de lui faire lire des livres interdits en URSS. Il se faisait une joie de lui expliquer qu’en Occident, on vote pour qui on veut, sans devoir dire à qui que ce soit son choix, et qu’en plus, cerise sur le gâteau, les votes ne sont pas truqués. Il se faisait une joie de lui faire découvrir la société de consommation et le consumérisme en général. Les magasins d’alimentation regorgeant de produits, aussi bien français qu’étrangers. Les vêtements de toutes les couleurs et toutes les formes possibles. La multitude de journaux mis en vente, presse étrangère incluse. Les rayonnages de livres de n’importe quel genre, aussi bien la dernière merde à la mode qu’on lit en attendant son train, que le succès du siècle, qu’on transmettra à ses enfants. Indépendamment du fait que le Président de la République ait ou non lu ce livre, ait ou non apprécié ce livre, ait ou non ravalé ses moustaches de colère à cause de ce livre. La liberté de pouvoir parler de tout et n’importe quoi avec n’importe qui, n’importe où. La liberté de se déplacer. Etre en sécurité. Etre confiant. Etre en paix. Etre au calme. Ne rien craindre, rien ni personne. Ne pas avoir peur. Ne pas être aux aguets. Ne pas avoir l’oreille et les poils qui se dressent. Etre en Occident.

C’était la misère noire là-bas. La pénurie. On faisait beaucoup de troc. On s’accommodait. On se débrouillait. On était démerdard. Les magasins étaient vides. On achetait ce qu’on trouvait. Si on trouvait 10 kilos de de boulons, on achetait au plus vite ces 10 kilos de boulons. On discutait avec le voisin qui avait réussi à chopper plusieurs litres de lait. On marchandait du lait contre des boulons. On gardait un peu de boulons sous le coude, pour pouvoir en échanger contre des ampoules électriques, des patates ou des fils de laine à tricoter. On se démerdait. On ne suivait pas le cours de la bourse, on ne s’intéressait pas aux devises étrangères. L’unique chose à avoir en tête était de savoir qui, précisément, dans son carnet d’adresse, possédait quelque chose de différent, afin de faire du troc. J’ai eu un jour l’idiotie de dire « Mais 10 kilos de boulons c’est ridicule, ça sert à rien, c’est quoi l’idée ? » On m’a répondu « Sois heureuse de ne pas comprendre. Sois heureuse de ne pas percevoir. Dans une autre vie, dans une vie qui n’était pas la tienne, 10 kilos de boulons, ça pouvait servir. »

Lors de sa venue à Paris, il l’a accompagnée dans un grand magasin. Il lui a dit :

-       Je t’achète tout ce dont tu as besoin. Je t’achète tout ce qui est manquant, tout ce qui n’existe pas là-bas. On va commencer par ton petit garçon. On va aller au rayon manteaux pour enfants.

 

Ils sont allés au rayon manteaux pour enfants. Elle a tout regardé. Avec capuche. Sans capuche. Avec poches. Sans poches. Avec boutons. Avec boutons pressions. Avec fermeture éclair. En lainage. En imperméable. En tout ce qu’on peut imaginer.

Elle a répondu :

-       Je ne sais pas quoi faire. Je ne sais pas comment tu fais, c’est trop compliqué pour moi. Je ne sais pas choisir. En URSS, on ne choisit pas, on ne décide pas, on subit, on se débrouille, on survit, on suit le mouvement, on fait comme on peut, avec ce qu’on a. On ne disserte pas sur la présence ou l’absence d’une fermeture éclair ou de boutons pressions. Je ne sais pas comment faire pour choisir. Je ne sais pas ce qui est bien. Je n’ai jamais choisi de ma vie. Je ne sais pas comment faire face au choix. Je ne sais pas comment faire face à la multitude de choix. Je n’ai jamais vu autant de manteaux de ma vie et j’en suis complètement perdue.

Il a essayé de la rassurer, il lui a dit qu’on pouvait y passer la journée si elle le souhaitait, ou qu’on pouvait partir et revenir plus tard, ou encore demander conseil aux vendeurs ou regarder dans les magazines du type Modes et Travaux ce que cousent les ménagères pour leurs rejetons. On pouvait faire n’importe quoi pour acheter un manteau pour son petit garçon. Elle n’a pas pu. Ce n’est pas qu’elle ne voulait pas, mais elle ne pouvait pas. Elle ne pouvait pas choisir, car elle ne savait pas. Elle ne savait pas être en mesure d’émettre une opinion, d’avoir un avis, de décider, de penser. Elle est rentrée en URSS sans avoir acheté de manteau pour son fils. La première fois qu’on m’a rapporté cette histoire de manteau jamais acheté, j’ai mis du temps à trouver le sommeil le soir même au fond de mon lit.

Quand j’ai vu Liouba pour la première fois, je venais de faire plusieurs centaines de kilomètres, à travers des routes pleines d’ornières, des chiens errants qui traversent n’importe comment et des signes de croix faits discretos après l’évitement d’accidents de la route. J’étais donc en pleine forme. J’avais une folle envie de faire pipi, car, en Russie, les aires d’autoroute sont un concept inexistant. Ne maîtrisant pas l’art du pipi accroupi, j’ai demandé à Lara alors que nous nous engagions dans le chemin de terre menant à la datcha où se trouvaient précisément les toilettes, d’après le futur emplacement de la voiture. Une fois le moteur coupé, j’ai ouvert précipitamment la porte, j’ai couru dans une direction inconnue en sachant que les toilettes étaient par ici, j’ai trouvé une cabane en bois, j’ai pensé « OH PUTAIN », j’ai serré mes dents, bouché mon nez et fermé mes yeux à cause des toiles d’araignée, de la gueule des toilettes, des planches de bois non jointives, de l’odeur que je ne décrirai pas et du papier toilette vieux comme Hérode et, enfin, j’ai pu faire pipi. Je m’en souviendrai encore sur mon lit de mort. Je me souviendrai toute ma vie de ce pipi.

Quand je suis sortie en trombe de la voiture, Liouba, mes deux autres grandes-tantes, plusieurs de mes oncles et cousins étaient là, en rang d’oignon, faisant un accueil triomphal à l’arrivée de notre voiture. C’est-à-dire que j’ai couru comme une folle pour aller faire pipi au lieu de les saluer comme il se doit. A mon retour, un peu penaude, j’ai dit bonjour à tout le monde (il n’y avait pas d’évier dans les toilettes bien sûr, en Russie, ce n’est pas la peine de se laver les mains après un quelconque séjour aux toilettes, on a les anticorps qui fonctionnent à toute berzingue et un système immunitaire au summum de sa forme). Lara a dit très doctement « L’Averse ne sait pas faire pipi comme nous, en France, on ne fait pipi qu’assis. » Tout le monde a trouvé l’anecdote très instructive, on m’a longuement questionnée sur les us et coutumes du pipi français. C’était un accueil triomphal, mon pipi et moi étions au sommet de notre gloire.

J’ai salué Liouba en dernier. Le meilleur pour la fin. Elle m’a regardée dans le blanc des yeux. Elle m’a fixée comme jamais. Elle a ouvert grand ses bras. Elle m’a serrée dans ses bras en me murmurant à l’oreille « Mon Averse, ma très chère, mon amour, ma princesse, ma beauté, mon soleil, quelle joie de te voir. Quel bonheur de te connaître. Je vis un rêve éveillé. J’aime ton grand-père, ta grand-mère, tous leurs enfants, tout le monde, toute notre famille de France à l’infini. Et te voilà. Et tu voyages jusqu’ici, et tu viens me saluer jusqu’ici. Et tu quittes la France pour nous voir. Et je te vois. Je ne te connais pas, mais je t’aime à l’infini. »

Je n’ai jamais rien vécu de tel. J’avais l’impression d’être un jeune homme revenant du front. J’ai compris ce que signifie revenir. Je ne pouvais pas revenir, puisque je n’étais jamais venue ou partie. Mais pourtant, j’étais de retour. Je ne sais plus si j’ai pleuré ou non. Je ne sais plus si j’ai dit quelque chose ou non. Je ne sais plus si j’ai pensé au pipi dans la cabane, aux chiens errants, à la chaleur de Moscou, à la voiture qui roule comme Fast and Furious, à ce que me disait ma tante Katia à propos de Liouba, à mes grands-parents, au Mur de Berlin, à nos envoyés aux camps, à nos fusillés, à nos rescapés, au téléphone sur écoute, au manteau de son fils qui n’avait jamais été acheté, aux kilos de boulons, aux photos jaunies, ou si je n’ai pensé à rien. J’étais avec Liouba pour la première fois de ma vie. Le pire, ou plutôt, le plus drôle, c’est que je la connaissais déjà. J’avais l’étrange sentiment de reconnaître sa voix, son odeur, sa démarche, son regard. Je lui ai dit quelques temps après « Je crois que nous nous connaissons déjà. » Elle m’a répondu « C’est possible. Tout est possible. »

Je ne faisais rien sans elle, à part affronter les Toilettes de la Mort. C’était comme si j’avais 5 ans. Je passais du temps avec les autres, bien sûr, mais je m’asseyais à ses côtés, j’arrêtais ma conversation avec la personne en face de moi quand elle se mettait à parler, je dormais dans sa maisonnette à elle, je passais tous mes repas avec elle. Elle m’avait prise sous son aile. Elle m’avait dit « On reste ensemble pendant tout ton séjour à la datcha. »

Je parle un russe hésitant, folklorique et limité. Je peux comprendre ce qu’on me dit, mais je m’exprime étrangement. Je me promenais avec mon dictionnaire franco-russe, mimant les mots manquants. Je faisais des périphrases très improbables, pointais beaucoup du doigt et restais longtemps silencieuse avant de prononcer une phrase. C’est difficile d’avoir des conversations profondes avec un vocabulaire limité. C’est difficile de réduire à l’essentiel ce qu’on souhaite partager. C’est difficile de ressentir une frustration à cause des mots. Elle me parlait très doucement. Elle s’assurait que je comprenne. Elle me félicitait tout le temps. Un jour, nous étions revenues à Moscou (elle avait quitté sa datcha spécialement pour moi, alors qu’en principe, les vacanciers y restent des mois entiers et attendent le début de l’automne pour rentrer en ville). Nous étions dans la rue, nous attendions le bus. J’avais oublié mon dictionnaire. Je voulais lui dire quelque chose, et je n’y arrivais pas. Je n’arrivais pas à trouver de synonyme pour le mot me manquant. Je n’arrivais pas à réduire au sens strict ma pensée. Je détestais résumer mes propos, car la simplification de mes phrases me donnait l’impression d’être idiote, de manquer de contenu, de détail et de précision.

-       Je ne connais pas le mot. Je ne sais pas dire. C’est très difficile. Mon esprit est arrêté. Je ne sais pas. Je suis triste du mot difficile.

-       Ce n’est pas grave mon Averse. Tu veux qu’on recommence la conversation au début ? Peut-être que si j’utilise d’autres mots, en reformulant, tu vas entendre quelque chose qui va t’aider ? Tu veux que je répète ?

-       Oui. J’ai besoin tes phrases. Tes phrases disent peut-être mon mot. Mon esprit est encore arrêté. Dis tes mots, c’est l’aide. Mon idée est facile en français, mais je ne sais pas dire en russe.

Cela a duré cinq bonnes minutes. Soudain, elle a prononcé un « Darling, in English. Maybe I understand. »

Je suis restée pétrifiée. J’ai balbutié en franglorusse « But you parles angliski ? Niet, c’est pas possible, are you serious ? »Si j’ai bien compris, car c’est l’une des conversations les plus invraisemblables de ma vie, Liouba a appris l’anglais toute seule, en lisant des livres. Rien ne permet de savoir s’il s’agissait de livres autorisés ou interdits, mais j’ai ma petite idée sur la question. J’ai continué de passer du temps avec elle, mon dictionnaire, mes mimes et mes doigts pointés. Nous nous comprenions très bien. Elle m’a avoué qu’elle adorait mon russe invraisemblable, et qu’elle serait très triste le jour où je le parlerais de manière tout à fait convenable. « Tu fais de la poésie sans le savoir. Tu prononces des choses imagées, autant drôles que jolies. T’écouter parler est magnifique. »

-       Liouba, je dois rentrer l’appartement de Lara pas pendant la nuit, mais avant la nuit. Demain, la matinée, je vole l’avion pour la France. Le bagage n’est pas encore construit. C’est grand et longtemps, il y a beaucoup de choses à faire dans le bagage. C’est important de ne rien oublier.

-       Répète ?

-       Tu ne comprends pas ? L’avion ? Le bagage ?

-       Si, j’ai parfaitement tout compris. Mais « construire un bagage » est tellement ravissant que j’ai envie de l’entendre encore une fois. On dit « préparer ses valises ».

-       Comment ? Préparer ses valises ? Je ne comprends pas.

-       Préparer ses valises. Pas « construire le bagage ». Construire, c’est par exemple le travail qui est fait à l’usine, quand on fabrique quelque chose. Construire un bâtiment. Tu sais, l’usine, les ouvriers, les machines, les bâtiments. On ne construit pas de bagage. On le prépare. On prépare ses affaires, on prépare à manger, on prépare sa valise. D’ailleurs, c’est la valise, pas le bagage. Tu comprends ?

-       Oui, mais difficile. Je comprends mais mon esprit oublie les mots. Beaucoup de mots. 

Au-delà de nos conversations à mourir de rire, on a aussi réussi à parler de choses sérieuses. J’ai réussi à lui parler de sa maman. Elle est morte pendant la Deuxième Guerre mondiale, à Saint-Pétersbourg. Liouba était très jeune, mais s’en souvient encore. On m’a raconté la mort de sa mère pendant plusieurs années, au fur et à mesure que ma capacité à comprendre s’affine. Au fur et à mesure que je sois en état de comprendre, en admettant qu’on puisse comprendre quelque chose. On m’a expliqué les choses par étapes, pour me ménager. Au départ, quand j’étais très jeune, on m’a simplement annoncé que mon arrière grande-tante était morte « pendant la Deuxième Guerre mondiale. » Aucun autre détail ne permettait d’en savoir plus. Je comprenais que je ne pouvais pas poser plus de questions. J’ai rapidement compris que, dans ma famille, beaucoup de questions restent sans réponse. Beaucoup de questions appellent le silence, donc autant éviter de poser des questions. Quelques temps après, on m’a appris qu’une famine avait lieu en URSS, durant la guerre. Pas une pénurie, mais une famine. Un truc où on ne fait pas la fine bouche. Un truc où on se met tout ce qu’on trouve sous la dent : des chats, des rats, des chevaux, de la sciure de bois. Tout et n’importe quoi. On m’a raconté des histoires de galette de farine de copeaux de bois au goût absolument immangeable, mais on n’avait pas le choix. On survivait grâce à la sciure de bois. On avait le corps décharné. On était malade, affaibli, frigorifié. On détruisait les meubles et les parquets pour les brûler, afin de se réchauffer. On vivait dans un froid glacial, avec le ventre vide. En hiver, en Russie, il vaut mieux éviter d’avoir faim. On me disait qu’on mourrait de froid et de faim. On m’a raconté des histoires comme ça. Quand j’ai été en mesure de comprendre ça, quand j’ai été en mesure d’admettre qu’on puisse bouffer des rats et détruire ses meubles pour se réchauffer, on m’a parlé de cas de cannibalisme à Saint-Pétersbourg. On m’a dit que la maman de Liouba était sortie de chez elle pour trouver de quoi nourrir ses enfants. Elle n’est jamais revenue. On m’a dit qu’elle est sans doute morte d’épuisement dans la rue. On n’a jamais retrouvé son corps. Elle n’a jamais été enterrée, ou, si elle l’a été, personne n’en connaît l’endroit. On penche plus pour une fosse commune que pour un machin en bonne et due forme. J’avais demandé si elle avait pu fuir, si elle avait pu abandonner volontairement sa famille, pour survivre toute seule, pour alléger son fardeau, pour avoir une seule bouche à nourrir, la sienne. On m’a répondu que c’était impossible. On m’a affirmé, promis, juré, craché que c’était impossible qu’elle abandonne sa famille, mais que c’était hautement probable qu’on ait récupéré son cadavre pour se nourrir. J’ai demandé comment était-ce possible de manger quelqu’un. On m’a répondu « Comment était-ce possible de manger des rats ou de la sciure de bois ? »

J’ai longtemps trouvé cette histoire profondément absurde. Invraisemblable. Limite grossière. Drôle. Impossible. Impossible à croire. Impossible à comprendre. Puis j’ai commencé à imaginer la possibilité de la chose. Alors l’effroi a remplacé l’absurdité. J’en étais horrifiée. J’en étais sans voix. J’en ai pleuré. J’ai pleuré pour la mort d’une personne inconnue, dont le décès me donnait des hauts le cœur. J’ai pleuré à cause de l’absence de sa tombe. J’ai pleuré pour ses petites jumelles qui n’ont certainement pas compris la raison de la disparition de leur maman, avec, en cadeau bonus, une famine sur fond de guerre. Cette histoire m’a longtemps hantée. Un jour, je ne sais pas pourquoi ni comment, j’ai réussi à la voir sous un autre angle. Je me suis dit qu’elle n’était pas morte pour rien. Je me suis dit que ceux qui l’ont vraisemblablement bouffée n’avaient pas le choix. Je me suis dit que dans des situations extrêmes, on fait des choses extrêmes. Je me suis dit que, d’une certaine manière, son sacrifice n’a pas été vain. Elle a permis à d’autres de survivre. Elle a permis à d’autres de rester vivant, peut-être même ont-ils pu survivre à la guerre. Je ne pourrai jamais tout comprendre. Je ne pourrai jamais comprendre ce qui traverse l’esprit de ceux qui en arrivent à ce point de non-retour. La seule chose comprise, la seule chose que je sais, c’est que ça me dépasse trop pour que je puisse comprendre quoi que ce soit, et que je n’y comprendrai jamais rien. Qu’il ne faut pas juger ceux qui l’ont trouvée et mangée comme étant des monstres inhumains, car je suis bien incapable de savoir quelle aurait été ma réaction à leur place. Je suis bien incapable de savoir quelles sont les limites que l’on définit dans une situation au-delà du réel, ou si, au contraire, on fait sauter toutes ses barrières mentales pour, justement, pouvoir survivre. Quand il n’y a plus de rats crevés à se mettre sous la dent, quand on ne trouve plus de sciure de bois, on ne fait pas la fine bouche. On choisit de se laisser mourir, ou de continuer. 

J’ai demandé à Liouba comment elle fait pour rendre hommage à sa mère. Comment on fait pour se recueillir sans tombe. Comment on fait quand il n’y a aucun certificat de décès, aucun témoignage officiel, que du néant. Comment on fait pour gérer la mort couplée au néant et à l’absence de réponse. Je lui ai dit que ma mère, je l’aime à l’infini, et que le jour où elle clamse, j’aurais besoin de me rendre sur sa tombe. J’aurais besoin d’y mettre des fleurs, des petites bougies ou des bidouilles comme ça. J’aurais besoin de m’asseoir sur ou à côté de sa tombe, pour lui parler dans ma tête ou à haute voix. J’aurais besoin d’un lieu pour me raccrocher à elle.

« Tu sais mon Averse, ma maman, elle est dans ma tête et mon cœur. Ce n’est pas grave de ne pas savoir où elle est. Ce n’est pas grave qu’elle ne soit jamais revenue. Ce n’est pas grave que son corps ait disparu. Ce n’est pas grave. Je peux penser à elle quand je veux, où je veux. Je peux prier pour son âme à l’église. Je peux allumer un cierge pour elle. Je peux regarder les photos qu’il me reste. Le reste n’a aucune espèce d’importance. Il ne faut pas être triste. C’est comme ça. C’est la vie. »

J’ai fait ma petite enquête. Je lui ai posé beaucoup de questions, sur presque tout le monde. Uniquement des questions qui ne fâchent pas. J’ai une famille dysfonctionnelle. Cela ne m’empêche pas de les aimer, cela ne m’empêche pas d’en être fière, mais ils sont, grosso modo, tous plus ou moins tarés. Pour découvrir la vérité, ou, plutôt, pour essayer de percevoir une bribe de vérité, je lui faisais part de choses entendues en France, afin de connaître la version russe. C’était édifiant. Depuis nos conversations, la vérité est encore moins palpable. Pour une personne, une histoire, une anecdote, j’ai plusieurs versions existantes. Le principe du téléphone arabe. L’unique vérité rigoureusement scientifique est que ma famille est dysfonctionnelle. Le reste importe peu.

Mon grand-père Lev était connu dans la France entière pour ses colères inouïes. Il disjonctait grave. Il avait le hurlement facile. Il n’était ni méchant, ni mauvais, mais profondément et violement colérique. Il était de nature dramaturgique, une vraie diva. En plus, c’était la plupart du temps pour des choses relativement pas importantes. Il fallait respecter ses choix, faire comme il voulait. Ceux qui pensaient ou faisaient autrement n’étaient que des cons dont la stupidité descendait jusqu’aux entrailles de la terre, et ce jusqu’à la nuit des temps. Rien de moins. Une vraie diva. Il a perdu tout contact avec l’un de ses fils (mon oncle, donc), en raison de sa petite amie de l’époque qui est devenue depuis sa femme. Lev considérait que ma future tante ne méritait pas mon oncle. Qu’il valait mieux que ça. Selon Lev, elle était conne du grenier jusqu’au sous-sol, en plus d’avoir une religion pas permise. Grosse ambiance. On parlait partout de Lev et de son ex fils qui refusaient de se voir. C’était Dallas. On en parlait jusqu’en URSS. Un jour, Liouba a essayé de ménager son cousin. Elle lui a dit en substance « Tu sais, quand même, c’est ton fils, ce qui compte c’est qu’il soit heureux, je suis sûre qu’elle est très bien, je suis sûre qu’elle est charmante. » Lev a pété un câble. Il a hurlé, hurlé, hurlé. Liouba est restée silencieuse. Elle m’a raconté la scène plusieurs décennies après, en précisant à juste titre que c’était sans doute la colère du siècle pour Lev, ce qui n’est franchement pas un cadeau. Elle a attendu qu’il arrête de disjoncter, en restant silencieuse. Quand il a retrouvé ses esprits, elle lui a dit « Si cette situation te rend autant fou de rage, si tu ressens autant de colère et de tristesse à cause de ton fils, alors continue de hurler. Continue de me hurler dessus. Hurle tout ce que tu peux. Vide ta colère ici. Je suis prête à la recevoir. J’attends ta colère de pied ferme. Tu ne peux pas hurler devant ton fils et sa fiancée, alors hurle devant moi. Hurle. Vas-y. Purge-toi. » Elle m’a raconté qu’à partir de ce moment-là, Lev n’a plus hurlé à cause de son fils et de sa future femme. Il a préféré se murer dans un silence, ce qui n’est pas la meilleure solution, mais reste tout de même mieux que faire des crises de fureur faisant trembler les fenêtres.

Liouba m’a raccompagnée jusqu’à l’aéroport. Elle est allée jusqu’à l’endroit interdit à ceux qui n’ont ni billet ni passeport. Elle a dit au mec de la sécurité « Voici la chair de ma chair. Faites qu’elle vole en sécurité jusqu’en France. Je compte sur vous. Je me souviendrai de vous, quoi qu’il arrive. Faites votre travail correctement pour cette personne. » Il a balbutié qu’il n’était pas vraiment concerné puisqu’il n’était pas le pilote de l’avion. Elle lui a dit qu’elle ne voulait rien savoir.

Je suis revenue l’année d’après. Katia était déjà morte. J’ai demandé à Liouba de venir avec moi à l’église, n’importe laquelle. Chez les orthodoxes, on peut faire dans n’importe quelle église du monde un service des morts. On va voir le prêtre en avance, on lui dit qu’on veut faire une célébration pour Machin ou Bidule, peu importe qu’ils soient morts 40 jours ou 40 ans plus tôt. On paie un petit machin pour l’église. Et on a la célébration, personnalisée en l’honneur de Machin, Bidule ou Katia. N’importe qui peut y assister, même ceux qui ne connaissent pas le défunt. Si on se trouve dans l’église à ce moment-là, on peut se joindre à la célébration pour rendre hommage à ses propres morts. On peut se taper l’incruste comme ça, sauf que c’est poli, possible, normal et faisable. J’ai dit à Liouba :

-       Katia est morte en France. Tu ne peux pas voler l’avion à Paris. Tu es absente à la fête de l’église du jour quand elle meurt. Alors on fait ici maintenant. Tu as dit pour ta maman. Ici c’est Katia.

J’ai vécu un deuxième enterrement dix mois après sa mort. Je pensais que ça irait, je pensais que ça passerait. J’ai pleuré tout ce que j’ai pu, dans un endroit inconnu, en écoutant un prêtre dont je ne comprenais aucun mot sortant de sa bouche, sans savoir quand il fallait faire le signe de croix, sans rien comprendre à ce qu’il se passait. J’ai déjà vécu plusieurs fois ce type de célébration en France, mais comme tout était prononcé en français, c’était totalement différent. Je savais juste que c’était pour elle, et que Liouba comprenait. A la fin, elle m’a dit « Je sais comme vous vous aimiez. Je sais ce que c’est. »

Le jour de mon départ pour la France, elle m’a serrée dans ses bras en me disant « Je ne sais pas quand nous nous reverrons. Je ne sais pas si ce sera ici et maintenant, dans le monde des vivants, ou plus tard et ailleurs, dans le monde des morts. Quoi qu’il arrive, on sera toujours ensemble. On sera toujours dans le cœur de l’autre. On se reverra mon Averse. »

Depuis notre première entrevue, nous nous écrivons de longues lettres. Je procède toujours de la même manière. J’écris tout d’une traite en français, sur plusieurs pages. Cela me prend une à plusieurs soirées. Puis je sors mon dictionnaire, en essayant de construire des phrases grammaticalement correctes. Je sais que je me foire dans la conjugaison et la déclinaison. Quand mon brouillon est terminé, je le donne à relire à ma mère. Elle corrige alors mes feuilles avec un stylo d’une autre couleur. Parfois, elle a besoin de savoir ce que je voulais dire, en français, car ma phrase n’a ni queue ni tête. Et puis je recopie au propre. Les lettres mettent énormément de temps à parvenir en Russie, on croirait qu’elles sont acheminées à dos de girafe. Je ne sais pas ce qu’ils foutent, s’il y a des problèmes à la douane ou non. Je ne comprends pas. Parfois, les lettres sont perdues. Alors, dès qu’une personne de mon entourage se rend pour une raison ou une autre là-bas, je lui passe ma lettre, qu’elle glisse dans ses affaires, et qu’elle transmet à Liouba. Et vice-versa. Parfois, quand je sais qu’il y a de la place dans ladite valise, je donne des petits cadeaux au format accessible, qui se logent entre une paire de chaussures et une trousse de toilettes. On me dit « Roh l’Averse ça fait vraiment mafia, et puis ton truc il pèse combien, ça mesure combien ton cadeau pour Liouba ? ». Je me démerde toujours pour que ça passe. Je souris un bon coup, je papillonne des yeux, je fais un bisou et ça passe toujours. J’ai quand même réussi à refourguer une fois un album photo plus grand qu’une feuille A4, et relativement épais.

Chacune de ses lettres commence toujours par « Quel bonheur de te lire, quelle joie de lire tes pages entières. Comme tu écris bien, comme je suis fière de toi. » Chacune de ses lettres se termine par « Mon Averse aimée, je t’aime et t’embrasse très fort. »

Je n’ai jamais osé lui dire que, pour moi, c’est dur de ne pas pouvoir la voir n’importe quand. C’est dur de ne pas prendre un coup de métro pour aller boire un thé chez elle. C’est dur de devoir passer par ces lettres transmises à dos de girafe ou dans des valises. C’est dur de ne pas se téléphoner, car sans dictionnaire, doigt pointé et mimes, je ne m’en sors pas. La joie de la connaître véritablement est supérieure à la difficulté qui émane de toute cette situation. Connaître Liouba est une joie infinie. Je sais que je ne pourrai pas aller à son enterrement, quand elle mourra. Je sais que ce sera tout un bordel pas possible de devoir acheter un billet d’avion à la dernière minute. Je sais que je n’irai pas, et qu’elle aura une célébration des morts en France. Je pense qu’elle s’en doute très bien. En attendant, on continue de se parler à travers des lettres. Chacune est précieusement gardée. Chacune est reçue dans la joie et l’allégresse, et ce pendant plusieurs jours. Une lettre de Liouba, c’est un sourire scotché pendant une semaine.

Une fois, elle m'a interrogée sur la France. Elle voulait savoir comment était ma vie au quotidien. Si j'avais des difficultés, s'il existait des difficultés. Si tout allait bien. Je lui répondais que je pouvais faire ce que je voulais, aller où je voulais, rencontrer n'importe qui, faire n'importe quoi. Etre libre. Ne pas avoir de problèmes, ou, plus exactement, ne pas avoir d'autres problèmes que les tracas du quotidien qui peuvent survenir de temps à autres. Elle avait l'air soulagée.

Publicité
Publicité
Commentaires
A
Merci beaucoup Zofia, ça me fait extrêmement plaisir ce que tu me dis, j'en suis très touchée ! Ça me donne envie de continuer :) J'ai tellement d'histoires à raconter que je ne suis pas sûre de me souvenir de tout. Je voudrais aussi faire un texte sur mon grand-père, un autre sur la manière dont ma famille s'est retrouvée et pourquoi pas encore d'autres...
Répondre
Z
C'est fascinant de découvrir ta famille à travers tes textes, tu arrives tellement à bien parler d'eux, à les faire vivre, qu'à force de te lire j'ai un peu l'impression de les connaître...!<br /> <br /> On s'imagine pas à quel point la vie en URSS devait être absolument difficile, dure et dangereuse, dans le sens où tout pouvait basculer d'une seconde à l'autre. <br /> <br /> J'ai bien ri à l'épisode du pipi, je te vois tout à fait courir à travers champs et forêt pour rejoindre cette cabane alors que toute ta famille t'attend cérémonieusement à côté de la voiture !! 😂<br /> <br /> Et puis j'ai eu juste après les larmes aux yeux quand ta Liouba te fait cette belle déclaration... <br /> <br /> Tu as vraiment de la chance d'avoir tissé une telle relation et je te souhaite que ça dure le plus longtemps possible...
Répondre
A
Ça me ferait super plaisir de te revoir aussi ! Pour le pipi dans la cabane, je ne faisais pas la maligne 😀. Je n'étais pas au bord de la syncope (de toute façon c'est le genre de truc qu'on est obligé de faire, je n'allais pas ne pas faire pipi pendant des jours juste à cause d'une cabane en ruine avec des araignées), mais je n'étais vraiment pas à l'aise, je me préparais mentalement avant d'y aller 😂😂 ! Ma tante était encore vivante à ce moment (elle est morte quelques mois après), je lui avais raconté et elle avait bien rigolé / mais me trouvait quand même super chochotte 😀. Et pour la Russie, oui, c'est ça, c'est un pays qui me fait peur tout en me fascinant. Je l'aime beaucoup mais il y a quelque chose que je trouve de dur, rude et violent sans trop savoir ce que c'est. Une manière d'être je pense. En France on met plus les formes, les angles sont plus arrondis. Par exemple, je ne voyais personne se laver les mains après être allé aux toilettes et le fait de se laver les mains avant de cuisiner n'était pas obligatoire. Au départ je trouvais ça IGNOBLE, après je me suis dit "bon ben, c'est comme ça, tant pis pour la cuisine". Et je ne suis jamais tombée malade ! Comme quoi !
Répondre
D
Tout d'abord merci pour le "but you parles angliski ?" qui m'a valu un fou rire 😃 (petite dédicace à ton "je récapépète" en 2006 sur un blog disparu aujourd'hui).<br /> <br /> J'hallucine comme tu vis des aventures de fou ; ma vie me paraît tellement barbante à côté... En lisant ton épisode du pipi dans la cabane au fond du jardin, j'ai pensé à ta tante qui se payait des fous rires en lisant tes récits et qui se serait sans doute bien marrée si tu avais pu lui envoyer celui ci 😊 Concernant la Russie, j'ai toujours eu une image très sombre de ce pays ; très secrète ; assez terrifiante en fait. Je pense que si je m'étais retrouvée à ta place dans la Datcha, j'aurais fait une crise d'angoisse à l'idée de ne jamais revoir ma maison... Mais comme l'a très bien chanté Sting, les Russes aussi aiment leurs enfants et il y a des très belles personnes en Russie comme tu le démontres avec ce post. Il y a quand même de sacrés personnages dans ta famille (et je suis vraiment DÉGOÛTÉE de ne pas pouvoir partager un café avec toi cette année... Promis j'essaie de ramener mes fesses à Paris dans quelques mois 😊)
Répondre
Archives
Publicité
Publicité