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Après l'averse
6 août 2019

# 21

Je me souviens précisément de notre dernier goûter. Je n’arrive pas à le situer dans le temps (j’ai un problème avec les dates), mais je me souviens précisément de cette journée. C’était entre le mois d’avril et le début du mois de juin. J’ai déménagé le 31 mars. Elle est morte en juin.

Je me souviens que nous avions convenu d’une date au téléphone, comme d’habitude. Comme d’habitude, je suis venue avec des fleurs. J’adorais lui offrir des fleurs. J’adore offrir des fleurs tout court. Je n’avais pas beaucoup de sous sur mon compte en banque (euphémisme). Je me souviens du soulagement ressenti en passant devant ce fleuriste près de la place d’Italie, qui proposait à la vente de jolies fleurs pas chères du tout. Je voulais aussi lui acheter quelque chose pour le goûter (j’avais la certitude absolue qu’elle n’était pas sortie de chez elle ce jour-là, et mon flair avait raison. C’est normal, c’est mon flair). Je suis donc allée au Monoprix acheter des chouquettes qui me semblaient ne pas être trop caoutchouteuses. En vrai, elles étaient délicieuses.

Je suis arrivée. Elle ne répondait pas à l’interphone. Il y avait régulièrement des problèmes avec son interphone, ou, plus exactement, elle commençait à ne plus savoir l’utiliser correctement. Ou bien peut-être ne l’entendait-t-elle pas très bien. Je l’ignore.

Elle était très surprise de me voir. Elle n’avait pas noté la date. Ou bien peut-être l’avait-elle oubliée. J’ai trouvé que ça sentait le sapin. Ca sentait le sapin depuis quelques temps. Comme d’habitude, après lui avoir fait la bise, je suis allée mettre ses fleurs dans l’un de ses grands vases. Comme d’habitude, j’ai profité de ce petit laps de temps où je pose mes affaires et où je me lave les mains pour faire discrètement le tour du propriétaire, afin de vérifier que tout se passe bien. Regarder si la gazinière est bien éteinte pendant que le vase se remplit. Jeter un coup d’œil aux courriers reçus en posant ledit vase dans son bureau, sur la table au centre de la pièce. Regarder si elle a mangé quelque chose plus tôt dans la journée, en jetant à la poubelle les tiges coupées du bouquet, tout en cherchant à y trouver d’éventuels déchets alimentaires. Demander l’air de rien si le volet de la salle à manger est fermé pour se protéger du soleil, ou s’il est à tout hasard bloqué. Ce genre de choses.

Comme d’habitude, on a beaucoup discuté. Comme d’habitude, elle m’a perdue avec notre généalogie. Mon grand-père avait (je crois), une dizaine de frères et sœurs. Leur père, mon arrière-grand-père, avait lui-même une dizaine de frères et sœurs. Du côté de ma mère, je maîtrise ma généalogie sur le bout des doigts. Je connais même certaines années de naissance et de mort de personnes disparues avant mon existence. Je connais les prénoms. Je connais les noms. Je connais les liens. Je connais les photos. Je reconnais les visages de personnes mortes il y a près d’un siècle. Certains trouvent ça très surprenant, moi non. Après tout, on peut être tout à fait capable de reconnaître en photo Victor Hugo ou Marie Curie. Alors pourquoi pas ses arrières grands parents, leurs frères et sœurs, leurs parents, leurs enfants ? Ca, c’est du côté de ma mère. C’est-à-dire que je connais des personnes qui me sont à jamais inconnues. A l’inverse, au sein de ma famille paternelle, c’est plus obscur. Pas uniquement à cause de mon père. L’une des autres raisons est assez simple : je n’ai pas vraiment été « formée » à la généalogie paternelle, je n’ai pas vraiment eu de « flambeau » qui m’aurait été passé.

Je l’ai rencontrée par hasard. Je pense qu’on peut dire que cela a été un coup de foudre. L’une de mes tantes, avec qui je m’entends très bien (la seule personne que j’aime beaucoup du côté paternel), m’a dit un jour, il y a maintenant cinq ou six ans (ou plus, moi et les dates…) : « Tu devrais appeler la cousine germaine de Daddy, c’est une encyclopédie familiale à elle toute seule, elle connaît tout sur tout, elle a beaucoup d’humour, elle a eu une vie incroyable, tu vas l’adorer. » J’ai téléphoné à la cousine germaine de Daddy. On a discuté quelques minutes. On a convenu d’un rendez-vous. Et voilà.

Pendant cinq ou six ans, nous nous sommes vues régulièrement, toujours en suivant le même rituel : téléphone, fleurs, déjeuner ou goûter, rigolades, généalogie, à la prochaine, téléphone, fleurs, déjeuner ou goûter, rigolades, généalogie, à la prochaine. Il y avait toujours une prochaine fois.

Je l’appelais souvent, pour savoir si tout allait bien. Elle était veuve depuis longtemps et n’a jamais eu d’enfants. Elle avait des neveux et nièces (de l’âge de mes parents, donc), mais j’ignorais la fréquence de leurs entrevues.

Elle est très rapidement devenue ma grande tante adorée. Après notre première conversation au téléphone, je me souviens avoir pensé « Quel personnage ». C’est le mot. Elle était un personnage.

Elle m’a raconté mille et une histoires. Drôles. Joyeuses. Douloureuses. Tristes. Actuelles. D’un autre temps.

Son père (le frère de mon arrière grand-père) qui faisait des courses automobiles dans les années 1910 1920. L’AVC de sa sœur, lui causant un état végétatif triste à pleurer. Ses dizaines de kilomètres faits quotidiennement à vélo, au fin fond de la France, pendant sa jeunesse. Ledit vélo déraillait régulièrement. Elle s’est amusée à compter. Je n’arrive plus à me souvenir de la distance parcourue ni du nombre de déraillements, mais après plus d’un demi-siècle, elle était en mesure de me raconter avec un immense sourire « J’ai déraillé tant de fois entre telle ville et telle ville. Tant de fois, tu te rends compte ?! » Le nombre était prononcé dans un grand éclat de rire. Son employeur qui l’engueulait dans les années 1940 à cause de son vernis à ongles rouge. Un jour, entre la poire et le fromage, elle s’est arrêtée net sur mes ongles rouges en disant « Rassure-moi ma chère Averse, on ne t’embête pas au travail à cause de tes ongles ? » Je lui ai répondu en souriant que ça ne causait aucune gêne. Ses cousins morts pendant la guerre, dont certains n’ont jamais été retrouvés. Sa tante à la mode de Bretagne qui l’accueillait chez elle, toujours pendant la guerre, en lui interdisant néanmoins d’utiliser sa salle de bain (« Elle était rosse »). Son mari rencontré très tard, à plus de quarante ans. Son absence d’enfants (« Au fond, même si tu es seulement la petite-fille de mon cousin germain, tu es un peu la mienne aussi »). Ses voyages autour du monde. Amérique du Sud. Canada. URSS. Egypte. Italie. Etats-Unis (je crois) et tant d’autres pays dont je ne me souviens plus. Je me souviens des périples racontés, des conditions de voyage différentes des nôtres, des logements compliqués à trouver, de l’absence de langue commune et de la nécessité d’être un minimum aventureux et courageux pour se rendre aussi loin. C’était avant les airbnbs, google translate et autres joyeusetés de ce genre. Son voyage, seule à Madagascar, à plus de quatre vingt ans (son mari était déjà mort), en faisant le choix de dormir dans une tente à même le sol. A chaque repas, à chaque goûter, à chaque appel téléphonique, j’avais un phénomène en face de moi, qui me racontait des histoires incroyables, du haut de son un mètre cinquante talons inclus. Ses histoires étaient toujours impressionnantes. Elle était du genre à se perdre seule avec son chameau dans le désert, à être prise dans le courant d’une rivière glaciale ou à perdre ses clefs un jour férié. Elle s’en sortait toujours. Elle me racontait ses morts et ses vivants. Elle était pleine de vie.

Elle m’a réconciliée avec ma famille du côté de mon père. Je continue de m’emmêler les pinceaux avec mon arbre généalogique. Les hommes ont tous le même prénom. Louis fils de Jean. Pierre père de Paul. Paul fils de Louis. Jean frère de Pierre. Elle m’a confirmé que ma grand-mère était odieuse (un jour, je parlerai de ma grand-mère odieuse) en me racontant le mariage de mes grands-parents. Elle était proche de mon grand-père, j’ai cru comprendre qu’ils ont plus ou moins été élevés ensemble. Le jour du mariage de mes grands-parents, ma grand-mère lui a dit « Vous êtes née en 1922. Je suis votre aînée d’un an. Vous me devez donc le respect. » Ca, c’est signé ma grand-mère. C’est typique de ma grand-mère. Lorsqu’elle me parlait de Daddy, elle n’avait que des mots gentils : « Ton grand-père était le seul, je dis bien le seul à se souvenir de tous les anniversaires, à écrire systématiquement une carte de vœux et à correspondre et téléphoner assidument. Tu sais bien comme notre famille est tentaculaire, je te laisse calculer son budget pour les timbres-poste et les communications téléphoniques. C’était une mémoire phénoménale. Il connaissait tous les anniversaires. » J’imagine quelque chose comme 10 + 14 + 7 + 8 + 9 + 11 + 6 anniversaires à se souvenir. Sacré Daddy.

Elle m’a raconté le droit de vote. Elle m’a raconté le permis de conduire. Elle m’a raconté les camps de concentration. Elle m’a raconté les Allemands. Elle m’a raconté les chiens des Allemands. Elle m’a raconté les trains pour l’Allemagne. Elle ne m’a pas raconté la Libération. Elle m’a raconté le Club Alpin, les excursions, l’équitation, la natation, la marche à pied. Elle m’a raconté l’enfance de ses neveux, ses enfants par procuration. Elle m’a raconté l’an 2000.

Elle m’apprenait plein de choses. Elle était très au fait des actualités. C’est elle qui m’a expliqué ce qu’était la Cop 21. Elle me parlait d’Obama, de Trump, du Brexit, d’Hidalgo, des voies sur berge, de Hollande, de Macron, de Le Pen.

On est allées voter ensemble. On avait prévu de déjeuner chez moi ce jour-là. Mes parents et moi sommes allés la chercher en voiture. Elle nous a demandé si ça ne nous dérangerait pas trop de l’accompagner jusqu’au bureau de vote, en raison de sa patte folle et de sa canne. On a tous levé les yeux au ciel en disant d’une même voix « Mais non voyons c’est normal, on va vous accompagner voter, c’est tellement important ! ». Je m’en souviendrai toute ma vie. Je me souviens d’elle me disant si je pensais comme elle : il faut voter Macron et pas Le Pen. Je lui ai répondu que mon avis ne comptait pas, et qu’elle devait choisir elle-même son bulletin. Elle m’a de nouveau demandé si je votais Macron. J’ai murmuré un « La question ne se pose même pas » en souriant. Nous sommes arrivées dans le bureau de vote plein comme un œuf. Elle s’agrippait à la fois à sa canne, à sa carte d’électeur et à sa carte d’identité. Elle avait peur de les perdre. Je lui ai suggéré de les laisser dans son sac à main et de les sortir au moment venu, mais elle refusait. A notre arrivée, au son de sa voix (les voix des vieilles dames nées en 1922 sont universellement reconnaissables), tout le monde s’est retourné sur son passage. Tout le monde lui a dit de passer en priorité. Une femme enceinte au bord de l’implosion (on voyait presque la tête de son bébé dépasser) a lourdement insisté : « Madame, je vous en prie, passez devant moi. » Madame a pris les deux bulletins de vote. Madame m’a dit devant tout le monde, avant d’entrer dans l’isoloir (alors que ce n’est pas très politiquement correct) qu’il était hors de question de voter pour « cette folle ». J’ai jeté un rapide coup d’œil aux assesseurs afin de savoir si je pouvais l’accompagner dans l’isoloir, on m’a répondu par signe de tête un « Mais oui bien sûr ». Elle a choisi Macron. Nous sommes sorties. Elle a insisté pour je ne sais plus quelle raison (la vérification de la carte d’identité ?) auprès des assesseurs, qui, eux, répondaient un « Non non ne vous inquiétez pas ». Nous sommes sorties devant une haie d’honneur, elle tremblotante comme une feuille en s’appuyant tant bien que mal sur sa canne ; moi derrière elle, lui passant le bras au milieu du dos, au cas où. En quittant le bureau de vote, nous avons croisé des parents disant à leurs jeunes enfants « Arrêtez de courir, vous allez bousculer la dame. » C’était une dame pour qui faire cent mètres à pied relevait du miracle. La faute, sans doute, aux péripéties vécues durant les quatre-vingt-dix dernières années. La haie d’honneur s’est refermée après son départ. Tout le monde pouvait de nouveau respirer, même la future maman dont le bébé était au bord du goulot. J’étais émue de cette scène. J’étais émue de la voir sortir de chez elle, elle qui avait si peur de tomber dehors (elle est tombée un milliard de fois à cause des vélos, trottinettes, chiens tenus en laisse, marchepied de bus et compagnie). J’étais émue qu’une dame de quatre-vingt-douze ans insiste lourdement pour faire ce qui était à ses yeux son job : voter.

Certains étés, elle se mettait au vert, dans un monastère en région parisienne. Mes parents et moi allions parfois lui rendre visite. On se promenait dans le jardin du domaine, on déjeunait tous ensemble, avec les autres résidents, un peu comme une colonie de vacances pour adultes. Certains faisaient une retraite spirituelle, d’autres voulaient juste passer l’été au calme, loin de l’agitation, sans forcément suivre les rites des sœurs vivant ici à l’année.

Je leur ai envoyé un mail le lendemain de sa mort. Je n’ai pas eu de réponse, mais ce n’est pas grave. J’ai le sentiment d’avoir fait mon job. Je leur ai dit précisément :

« Madame, Monsieur,

 

Je vous écris pour vous informer du décès de ma grande tante, Madame X née Y, qui est venue séjourner à plusieurs reprises au sein de l’abbaye. Elle appréciait beaucoup cet endroit et la compagnie des sœurs comme des pensionnaires. J’ignore si elle a pu vous remercier à l’issue de ses séjours, aussi je me permets de vous remercier en son nom pour votre hospitalité et votre gentillesse.

Je vous remercie de bien vouloir avoir une pensée pour elle dans vos prières.

Bien sincèrement,

L’Averse »

 

Elle est morte joliment. Elle appréhendait la mort avec sérénité. Elle espérait devenir centenaire. Je l’espérais aussi. On parlait de la fête qu’elle organiserait. Du champagne coulerait à flot. On serait de nombreux membres de la famille à être réunis. Les descendants de Jacques fils de Paul, de Paul fils de Pierre, de Pierre fils de Jean, de Jean fils de Jacques, de Louis fils de Paul, d’Henri fils de Louis et de Louis fils de Pierre. Aujourd’hui, on est des dizaines et des dizaines à porter notre nom. Elle nous connaissait tous, au moins de nom. Elle me disait espérer ne pas mourir violemment. Elle avait très peur de salir ses tapis en mourant. Elle craignait les chutes, l’impossibilité de se relever, et la mort lente et douloureuse, seule sur son parquet. Parfois, elle me disait « Si je meurs sur le parquet, c’est froid mais ça ne salit pas, par contre, si je meurs sur un tapis, je risque de le souiller, mais ça serait plus agréable grâce au tissu ». Je lui répondais à chaque fois « Je suis sûre que vous allez mourir dans votre sommeil, ou bien d’un arrêt cardiaque immédiat et que tout sera très propre. » Elle avait très peur de mourir salement et de causer des tracas à la personne en charge de nettoyer après la découverte de sa dépouille. Je répondais systématiquement la même chose : « Ne vous inquiétez pas pour ça, c’est un détail. Nettoyer après la mort de quelqu’un, hors scène de crime, c’est un détail. » Elle me serrait fortement la main en souriant « Ma chère Averse tu es bien gentille de me rassurer ».

 

Je ne lui ai jamais vraiment parlé de Monsieur. Je crois qu’elle savait que j’ai un fiancé, mais ils ne se sont jamais rencontrés. J’éprouve une forme de pudeur vis-à-vis des personnes âgées. Je n’assume pas le fait d’être amoureuse de quelqu’un sans être mariée, seulement et uniquement quand la personne en face de moi a un âge raisonnable pour ne pas dire vénérable. Si mes grands-parents étaient encore en vie, je ne sais pas s’ils connaîtraient Monsieur. Mes vieilles personnes à moi, mes grands-parents, ma grande tante, mes grandes tantes de Russie, sont toutes d’un autre temps, d’un temps où il était impossible de vivre avec quelqu’un sans être marié. J’ai toujours eu énormément de respect pour eux, on m’a toujours appris à ne pas brusquer ou choquer les aînés. Alors, dans les faits, je suis amoureuse de quelqu’un mais je ne rentre pas dans les détails. Elle a rencontré Monsieur le jour de son enterrement. Je lui ai demandé s’il était d’accord pour venir avec ma mère et moi. Il savait que je l’aimais beaucoup, je lui en parlais très régulièrement. Il est venu. De la même manière qu’avec ma tante Katia, il a rencontré ma grande tante paternelle dans une église, le corps caché entre quatre planches.

C’était une mort assez improbable. En la quittant, le jour de notre dernier goûter, j’ai eu la sensation de la voir pour la dernière fois. Je n’ai pas voulu la serrer dans mes bras encore plus fort qu’à l’accoutumée. Je n’ai pas voulu lui faire un câlin plus long que d’habitude. Elle me tutoyait, je la vouvoyais, mais on se serrait fort dans nos bras en guise d’au revoir. Elle m’a raccompagnée jusqu’à son ascenseur, en claudiquant avec sa canne. Je lui ai adressé un grand sourire en lui disant à bientôt. Je suis arrivée au rez-de-chaussée. J’ai hésité à aller à la loge. J’ai hésité un jour ou deux. J’y suis retournée. Je suis allée voir la concierge, je lui ai dit être la petite nièce de Madame X (c’est plus simple à expliquer que « la petite fille du cousin germain de Madame X ») et m’inquiéter pour son état de santé. Je lui ai laissé mon numéro de téléphone en lui disant « Vous pourriez me prévenir si jamais il se passe quelque chose de grave ? »

J’ai toujours été inquiète qu’elle puisse mourir sans que je le sache. Mon nom figurait dans son carnet d’adresses aux mille personnes. Malgré notre proximité, j’étais un nom parmi tant d’autres. Elle me parlait régulièrement d’autres membres de notre famille, j’en ai rencontré certains, mais aucun membre de ma famille directe (exception faite pour ma tante) ne côtoyait la cousine germaine de mon grand-père. Je suis donc allée rendre visite à la loge. J’ai donné mon numéro. On ne m’a jamais appelée.

 

Un jour, ma mère, par acquis de conscience, a dit à ma grande tante « Vous savez, si un jour vous avez un souci, un problème d’intendance, peut-être que ce serait pratique pour l’Averse ou moi-même d’avoir le numéro de téléphone de l’un de vos neveux ». Elle a récupéré le numéro d’un inconnu de ma famille. Je l’ai contacté quelques semaines après ma dernière visite. J’ai téléphoné à ma grande tante pendant plusieurs jours, sans succès. La ligne de son portable était résiliée. Son téléphone fixe sonnait dans le vide. Je commençais à paniquer. J’ai téléphoné à son neveu (je ne sais même pas comment dire ce qu’il est par rapport à moi, je suppose mon grand cousin éloigné ou quelque chose comme ça). Je lui ai dit n’avoir aucune nouvelle de ma grande tante. Il m’a expliqué qu’elle se trouvait en maison de retraite depuis une durée très récente. J’étais autant soulagée que triste. Soulagée de la savoir vivante (j’avais une peur panique qu’elle soit morte sans que quiconque me prévienne, puisque ma famille paternelle n’a pas beaucoup de liens avec elle) et triste de la savoir partie de chez elle. Elle avait une aversion totale pour les maisons de retraite. Elle me disait que ce n’était pas pour elle, que cela ne lui convenait pas, que c’était pour les vieux en fin de parcours et que, son parcours à elle, elle voulait le finir chez elle, entre ses quatre murs, entourée de ses affaires. Je savais en parlant à mon grand cousin que c’était bel et bien la fin du sapin.

 

Je me disais toujours que j’irai la voir bientôt à la maison de retraite. Je reportais toujours ma venue. Le week-end prochain, j’irai. Le week-end prochain, j’avais une foultitude de choses à faire. La semaine prochaine, j’irai. La semaine prochaine filait à toute allure. J’irai bientôt. Promis, j’irai la voir bientôt. Pour l’unique fois de ma vie, rendre visite à ma grande tante me pesait et me contrariait au lieu de me mettre en joie. J’attendais toujours nos entrevues avec un grand bonheur, en sachant d’avance que je me régalerai en sa compagnie, que j’apprendrai de nouvelles choses, que je découvrirai de nouvelles anecdotes, qu’on se poilera de nouveau à fond les ballons. Ma grande tante et la maison de retraite, c’était une association d’idées qui fonctionnait mal dans mon cerveau.

Je reculais toujours pour venir la voir. J’ai reculé pendant un mois.

Un jour, par un heureux hasard, j’ai pensé à vous toute la journée. Le matin, en marchant dans la rue, je suis passée devant un fleuriste, dont les fleurs dégueulaient de beauté sur le trottoir. J’ai pensé à vous. Je me suis dit « Tiens, il faut vraiment que j’aille la voir avec de très belles fleurs ». J’étais en route pour voir mon grand cousin Olaf (le fameux). Après avoir discuté 5 minutes avec Olaf, je me suis mise à lui parler de vous. Je me souviens précisément ce que je disais « La cousine germaine de mon grand-père paternel est dans une maison de retraite et vu le personnage, c’est le début de la fin ». Je me souviens de son « Je suis vraiment désolé » et de mon « C’est rien, c’est la vie, c’est comme ça ». Je me souviens lui avoir dit quelle femme extraordinaire vous êtes. J’ai pensé à vous tout au long de la matinée. Dans le métro, par un heureux hasard de circonstances, je suis tombée nez à nez sur une affiche qui, là encore, me faisait penser à vous. C’était une publicité pour la Comédie Française, reprenant un dialogue de Shakespeare que j’adore : « Voulez-vous dîner avec moi ce soir ? » « Oui, si je suis vivant ». C’était typiquement vous. C’était typiquement votre humour. On partageait le même humour. C’est typiquement le genre de phrase que vous, comme moi, sommes capables de prononcer sur un ton très pince sans rire, face à un interlocuteur complètement décontenancé. J’ai vu cette pub. Je l’ai adorée. Je l’ai photographiée. J’ai pensé à vous. Le soir, en téléphonant à ma mère, je lui ai raconté tout ça. Je lui ai dit que vous m’aviez accompagnée toute la journée et que, c’était décidé, le week-end prochain, on irait vous voir toutes les deux dans votre maison de retraite. Ma mère et moi nous étions mises d’accord pour venir vous rendre visite dans les jours à venir. Lors de ma conversation téléphonique, j’ai entendu le petit signal sonore indiquant que je recevais un texto. J’ai attendu de terminer ma conversation pour le lire. J’ai lu ce message juste après avoir convenu de vous voir bientôt. Ledit message m’apprenait votre mort. J’ai passé la journée à penser à vous. J’ai passé la journée à prévoir de vous voir bientôt. J’ai convenu avec ma mère de notre prochaine entrevue. J’ai parlé de vous au moment même où j’ai reçu un message m’informant de votre décès. J’étais choquée, mais pas surprise. Rien n’arrive par hasard. J’ignore si vous vous en êtes rendue compte ou non, mais j’ai pensé à vous durant toutes vos dernières heures, en ignorant même que c’était terminé pour vous. L’ironie de l’histoire, car histoire il y a, c’est de prévoir pendant un jour entier une entrevue qui n’aura jamais lieu.

Je pourrai raconter encore beaucoup de choses, mais je ne sais pas par où commencer. Je prends juste note de cette ironie de l’histoire, qui vous aurait fait mourir de rire : j’ai pensé à vous et parlé de vous pendant un jour entier, et ce fut celui de votre mort.

 

Elle est morte paisiblement, en dormant. Elle est morte de la manière dont je lui disais. Je ne sais pas si j’en ai parlé autour de moi ou non (c’est un peu bizarre à dire), mais, à plusieurs reprises, avant sa mort, je priais parfois pour qu’elle survienne de manière douce. Je priais en pensant « Faites qu’elle meure en toute quiétude. Faites qu’elle meure sans douleur. Faites que sa mort lui soit douce et belle. »

Je priais, je priais pour sa mort toute douce, et c’est précisément ce qui est advenu : elle est morte en dormant. Aucun tapis sali. Aucun parquet enfoncé par une chute. Aucune blessure. Aucune douleur. Juste du sommeil.

Je ne pourrai jamais savoir si mes prières ont été exaucées ou s’il s’agit d’un heureux hasard. Je considère juste que si job à faire il y avait, alors j’ai bien bossé.

Je me réjouis de l’avoir connue. C’est exactement comme pour la sœur de ma mère : le bonheur de l’avoir connue est supérieur à la tristesse engendrée par sa mort. Elle fait partie des plus belles rencontres de ma vie. Avoir eu une grand-mère de substitution pendant les premières années de mon âge adulte est un cadeau inestimable. J’espère que son souvenir continuera de me guider pour le reste à venir.

Elle supposait régulièrement « Peut-être que tu fêteras tes cent ans sur la lune, je l’espère en tout cas ». Si ça arrive, promis, je vous citerais dans mon discours.

Chère Taja, je pense bien à vous. Je vous embrasse, je vous prends dans mes bras et vous serre contre mon cœur. Aujourd’hui, si ma mémoire est bonne, vous étiez née le 6 août (ou alors c’est le 8, le 16 ou le 18 août, les dates et moi, c’est comme les chiffres, ça reste du domaine du conceptuel et non du rationnel), aujourd’hui donc, ou peu importe quand, mais en août, j’en suis certaine, aujourd’hui ou un peu plus tard, vous auriez eu 97 ans. Bon anniversaire de l’autre côté de l’univers. Je vous écris d'ici, assise dans mon salon, une bougie allumée à côté de moi, en la soufflant pour vous. Je vous aime, je vous remercie et je vous souhaite un joyeux anniversaire.

 

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Commentaires
Z
Tu vois en lisant ton article, je me faisais la réflexion (c’est pas la première fois que je me la fais) que les plus belles personnes partent avant les mauvaises... et ce texte me le laisse encore à penser. <br /> <br /> Tu lui rends un bel hommage, je ne pourrais jamais écrire un texte pareil sur ma grand-mère qui a 99 ans et qui a été globalement assez odieuse pendant toute sa vie et qui continue à l'être, et qui ne veut pas mourir. Oui c'est assez horrible ce que j'écris mais bon je l'assume. Après 45 ans de mariage, elle appelle toujours ma mère avec dédain "la bru" pour te donner une idée du personnage...<br /> <br /> <br /> <br /> p.s : sinon je suis peut-être en train de devenir folle ou quoi mais j'ai l'impression d'avoir déjà lu ce texte ou du moins une partie 🤔🙄
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A
C'est vrai qu'il y a / avait plein de personnes âgées dans mon entourage, j'espère avoir une vie toute aussi longue !! J'ai hâte de vieillir pour voir comment sera ma vie :) Et pour mon entourage, je ne sais pas trop quoi dire. C'est vrai qu'il y a des personnalités très atypiques, mais je pense avant tout que le but est de s'amuser au quotidien, peu importe comment on est/qui nous entoure. Parfois c'est dur (notamment si le boulot est chiant...),mais globalement je suis très heureuse de ma vie.
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D
Comme à chaque fois que je finis un de tes posts, je me dis que tu as une vie trépidante et que tu es entourée de gens hauts en couleur et que moi j'ai une vie bien barbante en comparaison 🙂 et je me dis aussi qu'avec toutes les nonagénaires qu'il y a dans ta famille tu vas au moins vivre jusqu'à 350 ans 😂
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